Des éoliennes groenlandaises pour alimenter l’Europe en gaz, une idée dans le vent

19 août 2022
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 6 min

Le projet Katabata vient de faire un pas en avant. Du moins scientifiquement parlant. L’idée est d’alimenter l’Europe en carburants synthétiques (notamment du méthane) liquéfiés produits grâce à l’énergie éolienne et au départ de CO2 atmosphérique. Et d’ensuite les transporter par bateau du sud du Groenland jusqu’en Europe. Pour élaborer ce projet, Damien Ernst et Xavier Fettweis, professeurs à l’ULiège, se sont basés sur l’analyse des gisements de vent prédits par le modèle numérique MAR. En 2020, 3 stations météo ont été placées dans le sud-est de l’île. Résultat ? Les mesures sur le terrain corroborent les prédictions du modèle. De quoi ouvrir la voie à une potentielle concrétisation industrielle du projet.

Validation par l’expérience

En effet, « lors de discussions avec des développeurs éoliens, ceux-ci m’ont dit qu’ils ne décidaient jamais d’investir dans un site uniquement sur base d’un modèle numérique. Il nous fallait des mesures de terrain. C’est ainsi que nous sommes allés installer 3 stations météo au Groenland. Désormais, avec nos données de vent collectées in situ, le modèle MAR est validé expérimentalement », se réjouit Damien Ernst, professeur en modélisation, optimisation et contrôle de systèmes complexes à l’ULiège.

Ce Modèle Atmosphérique Régional est développé par Xavier Fettweis, climatologue dans le Laboratoire de climatologie et de topoclimatologie, au sein de l’Unité de recherche SPHERES (Uliège) et son équipe. « J’ai commencé à travailler sur ce modèle au début des années 2000, dans le cadre de ma thèse, laquelle traitait de la calotte du Groenland. Initialement, MAR a été développé pour cette région-là », explique-t-il.

« L’énorme potentiel éolien qu’il a prédit dans le sud-est du Groenland correspond bien aux observations de vent sur le terrain », poursuit Pr Fettweis. « A hauteur de rotor, soit à 100 mètres de haut, la vitesse moyenne annuelle du vent y est de 60 à 80 km/h. » Soit environ le double de celle du vent au large du Danemark, zone considérée comme l’une des meilleures zones à éoliennes en mer du Nord.

« Par ailleurs, plus l’air est froid, plus il est dense ce qui facilite le fonctionnement des éoliennes. Dès lors, elles tournent mieux au Groenland qu’en mer du Nord pour une même vitesse de vent. En outre, dans cette région, le vent, appelé catabatique, s’écoule sans cesse sur la calotte glaciaire : sa direction est relativement constante. » De quoi garantir de hautes productions énergétiques.

« De plus, dans ses projections à 10, 20 et 30 ans, tenant compte des effets des changements climatiques, MAR révèle que les régimes de vent du sud-est du Groenland ne seraient quasiment pas impactés. En Europe, par contre, le modèle montre un affaiblissement significatif de ceux-ci. Il y a donc un double intérêt à aller exploiter des éoliennes au Groenland », analyse le Pr Ernst.

Moins de vent en Europe

Suite aux changements climatiques, le vent soufflera globalement moins sur la planète. Et cela s’observe déjà. « Ce n’est pas systématique, mais depuis quelques années, et notamment cette année-ci, on constate une diminution significative de la production des éoliennes en Europe occidentale. Par exemple, en France, la production électrique éolienne diminue alors que le nombre d’éoliennes croît », explique le Pr Fettweis.

Pour comprendre ce phénomène, il faut se rappeler que les vents sont générés par la dynamique atmosphérique mondiale. « Et son moteur, c’est le contraste thermique entre l’Equateur et les pôles. Or, le pôle Nord et le pôle Sud se réchauffent 3 fois plus vite que l’Equateur. Dès lors, le contraste thermique s’affaiblit, ralentissant la dynamique atmosphérique mondiale. » Ce phénomène devrait s’amplifier dans les prochaines années.

Un courant-jet plus haut en latitude

C’est également cet affaiblissement du contraste thermique qui est la source du double de jet-stream, responsable d’un affaiblissement du vent et des épisodes de canicule qui nous accablent cet été.

« Le jet-stream est un courant thermique d’altitude, situé à la limite entre la cellule polaire et la cellule tropicale. Avec le changement climatique, et c’est particulièrement le cas cet été, la cellule polaire se rétrécit et remonte vers le nord. En conséquence, au lieu d’être à 50 degrés nord, le jet-stream remonte à 60 degrés nord. Or, c’est à son niveau qu’il y a les dépressions accompagnées de pluies. Sa présence à de plus hautes latitudes explique la sécheresse actuelle en Europe occidentale », analyse Xavier Fettweis.

« Les modèles suggèrent que, sous l’effet des changements climatiques, au-dessus de l’Europe occidentale, le jet-stream ralentit tellement et ondule d’une telle façon, qu’il se scinde en deux branches, maintenant entre elles un anticyclone.» Durant l’été 2022, l’anticyclone reste sur place, comme fait prisonnier entre les deux branches du jet-stream, alors que le mauvais temps s’abat sur au nord de l’anticyclone (Islande) et que les orages redoublent dans le sud de la Méditerranée.

Cette situation, si elle va s’amplifier dans les prochaines années avec l’emballement du réchauffement climatique, ne va pas perdurer dans les prochains mois. En effet, en allant vers l’hiver, la durée du jour chutant, le pôle Nord va se refroidir. La cellule polaire va alors reprendre sa place. En conséquence, le jet-stream va redescendre en latitude, reprendre de la vigueur et ne plus former qu’un seul flux, laissant respirer l’Europe occidentale.

Le Groenland, paradis du vent

En plus du double jet-stream et de la diminution globale de la vitesse du vent, les modèles prédisent que ce dernier va devenir de plus en plus turbulent en Europe, et changer sans cesse de direction. « Ce qui n’est pas favorable aux éoliennes. »

Par contre, le sud du Groenland pourrait continuer à bénéficier de conditions de vent beaucoup plus favorables. La raison ? L’épaisse couche de 3000 mètres de glace qui y recouvre la roche.  « Cette calotte fondra lentement, tout en maintenant une température proche de 0 degré à sa surface, permettant à l’important contraste thermique de demeurer localement. »

« Selon notre modèle MAR, celui-ci sera même amplifié par l’augmentation de la température de surface des océans. En effet, il suggère qu’en été (alors que le contraste thermique sera au plus bas partout ailleurs dans l’hémisphère Nord, NDLR), le vent va accélérer au sud du Groenland. Et qu’en hiver, il va légèrement diminuer, ce qui pourrait également être positif pour les éoliennes. En effet, actuellement, le vent hivernal y est parfois tellement fort (plus de 200 km/h) qu’elles devraient cesser de tourner par sécurité. Mais si la vitesse du vent hivernal y ralentit suffisamment à l’avenir, la production d’électricité pourrait ne pas subir d’arrêt.»

Installer 10.000 ou 100.000 éoliennes au même endroit pour alimenter la Belgique ou l’Europe en carburants synthétiques, n’influerait-il pas la dynamique locale des vents ? Pour Xavier Fettweis, l’impact sur le climat local ou global sera négligeable. Et pour cause, « le vent catabatique est un vent qui descend de la calotte glaciaire en s’en approchant au plus près. Lorsqu’il rejoint la mer, son énergie est convertie en vagues. » Si le projet Katabata voit le jour, il y aura donc moins de vagues localement. Quel en serait l’impact sur les écosystèmes locaux et la géomorphologie du littoral ? Cela reste à étudier.

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