Longtemps considérés comme muets, les os calcinés vont parler! Vestiges de crémation dormant dans les archives des musées, ils vont révéler la provenance de leur propriétaire. Exploitant une toute nouvelle méthode géochimique, l’équipe du projet Crumbel va affiner notre compréhension de la dynamique des populations qui se sont succédé sur notre territoire. Du Néolithique à l’époque médiévale.
« La crémation comme rite traditionnel a dominé l’Europe jusqu’à l’installation du catholicisme au début du Moyen-Age”, explique Christophe Snoeck (VUB), coordinateur du projet Crumbel. Un projet mené de concert avec l’ULB, l’Université de Gand et l’Institut royal du Patrimoine artistique (IRPA).
“Malgré cela, dans les études archéologiques menées jusqu’à aujourd’hui, il y a une surreprésentation des inhumations. Et c’est sur l’analyse de ces dernières qu’ont été tirées des conclusions sur la façon de s’alimenter, de vivre et de bouger des populations”.
“Mais peut-être que les personnes qui étaient brûlées étaient des locaux ou venaient d’ailleurs ou encore étaient issues d’un groupe culturellement différent. Les informations sur les crémations manquent clairement , c’est pourquoi nous allons analyser les os brûlés et comparer les résultats à ceux obtenus sur les inhumations lors d’études antérieures », précise le Dr Snoeck.
Mêlant archéologie, anthropologie, géochimie et géologie, le projet Crumbel est l’un des 38 projets lauréats du programme « Excellence of Science ». Il est financé pour quatre ans, à hauteur de deux millions d’euros, par le FNRS et son homologue flamand, le FWO.
Trahi par son appétit
On est ce que l’on mange. La véracité de cette maxime s’étend jusqu’au cœur des os calcinés. Les isotopes de strontium qui s’y sont accumulés proviennent principalement des animaux et des plantes ingérés jadis. Ni le long passage dans une fournaise portée à plus de 1000°C ni les centaines voire milliers d’années qui se sont écoulées depuis n’ont altéré le rapport isotopique du strontium (87Sr/86Sr ) : la valeur mesurée est identique à celle qui était contenue dans les os du vivant de leur propriétaire.
Ce marqueur isotopique est l’indice majeur du véritable jeu de piste qu’est le projet Crumble. Riche de sa mesure dans un os calciné, les chercheurs seront à même de déterminer où a vécu l’individu. En effet, sa zone de provenance est une région géographique dont le sol révèle un rapport isotopique identique à celui contenu dans ses os.
Les végétaux sont décidément à la base de tout : ce sont eux qui prélèvent le strontium dans le sol avant que cet élément chimique gagne les étages trophiques supérieurs par prédations successives. Les végétaux sont donc le reflet fidèle de la composition chimique particulière de la roche qui les a fait pousser. Toutes les plantes accumulent-elles de la même façon les deux isotopes du strontium, donc deux éléments chimiques identiques, mais de masse différente?
Écoutez l’explication de Christophe Snoeck à ce sujet.
Une cartographie de la distribution isotopique du strontium
Partant du constat que le rapport isotopique en strontium dans une plante est identique au sol sur lequel elle a poussé, les chercheurs de Crumbel vont s’atteler à dresser la toute première carte de Belgique de la distribution de ce marqueur isotopique. Notre pays rejoindra ainsi la France, les Pays-Bas, une partie de l’Allemagne et l’Angleterre qui en possèdent d’ores et déjà une.
Comment les chercheurs vont-ils procéder ? Vont-ils analyser le rapport isotopique de strontium dans la couche géologique correspondant à l’âge des ossements étudiés? « On va prendre un raccourci: on va mesurer le marqueur isotopique des plantes contemporaines, en faisant attention à les choisir loin des activités humaines, pour limiter les risques de contamination, explique Dr Christophe Snoeck. Il est en effet difficile de trouver des plantes archéologiques en assez grande quantité pour pouvoir cartographier une région. De surcroît, en termes de distribution isotopique du strontium, la Terre n’a pas changé de façon significative au cours des 5.000 à 10.000 dernières années. »
Stonehenge révèle ses secrets
L’étude de la dynamique des populations via la mesure des rapports isotopiques du strontium est réalisée depuis longtemps à large échelle sur les inhumations. Dans ce cas, le marqueur isotopique est recherché dans l’émail des dents. Ce matériau étant pulvérisé lors des crémations, Christophe Snoeck a adapté, lors de son doctorat à l’Université d’Oxford, la méthode géochimique existante pour qu’elle soit utilisable sur les os calcinés.
Voilà deux ans qu’il l’exploite pour esquisser l’origine des personnes brûlées sur le site anglais de Stonehenge et d’autres sites en Irlande et bientôt en Grèce. « Dans le projet Crumbel, la méthode va être pour la première fois appliquée à grande échelle. En 4 ans, des milliers d’ossements belges vont être analysés. Pour faire des statistiques correctes, il faut grand nombre d’échantillons », se réjouit-il.
Sexe et âge des défunts difficilement identifiables
Alors que le labyrinthe de l’Histoire est en passe de se laisser un peu plus arpenter, on rêve déjà de remonter davantage le fil d’Ariane. Outre la mise au jour de son origine géographique, l’étude des ossements calcinés permettra-t-elle de déterminer le sexe et l’âge du défunt ? La tâche s’annonce excessivement difficile.
Le seul fait d’identifier un fragment d’os comme humain n’est déjà pas une sinécure. A cela s’ajoute un rituel de crémation propre à chaque période. A l’âge de Bronze, les ossements sont placés dans des récipients regroupés en champs d’urnes, ce qui facilite le travail d’identification. Mais rien de tel au Néolithique, les fragments s’en trouvant éparpillés.
Tout au plus, pourra-t-on supposer qu’il s’agit d’un homme si l’on met la main sur un ossement pourvu de la petite boule spécifique au crâne masculin. Si l’os est un pelvis large, son propriétaire était vraisemblablement une femme. « Une autre méthode (également exploitable pour la détermination de l’âge, NDLR) consiste en l’analyse de la longueur de l’os et la comparaison avec des courbes de croissance, mais ce n’est pas facile à réaliser », concède le Dr Snoeck.
L’ADN est aux abonnés absents
Et inutile de compter sur l’aide de l’ADN. Cette molécule extrêmement fragile est absente des ossements calcinés parfaitement blancs au cœur du projet Crumbel. « Au vu des hautes températures auxquelles ces os ont été soumis, il est impossible d’effectuer des analyses ADN, précise Martine Vercauteren, professeur d’anthropologie à l’ULB et participante au projet Crumbel. Cependant, de nouvelles techniques toutes récentes ont montré qu’il était quand même possible de dater ces os. Ceci permettra d’étudier l’évolution des rites funéraires de crémation en Belgique, rites qui ont quand même duré plus de 3000 ans! »
La révolution de la datation au Carbone 14 d’os calcinés
Jusqu’au début des années 2000, les ossements brûlés étaient condamnés à rester sans âge. Le collagène disparaissant au-delà de 700°C, on pensait ces matériaux dénués de toute matière organique. Et par là, qu’il était impossible de réaliser leur datation au carbone 14 (14C). Contre toute attente, des scientifiques ont observé des traces de carbone dans ces os calcinés extrêmement blancs. « Ce carbone est partiellement original à l’os et provient également du bois utilisé pour le brûler. Partant de l’hypothèse que le feu de bois et l’ossement sont du même âge, on peut dater ce dernier. C’est en soi une révolution», explique Christophe Snoeck. Ces datations 14C seront réalisées sur environ 500 ossements humains à l’IRPA (Institut royal du Patrimoine artistique).
Actuellement, l’équipe du projet Crumbel se constitue. Parmi la dizaine de personnes qui vont remonter le temps figureront plusieurs doctorants. Leur processus de recrutement est en cours. Les premières analyses d’os calcinés devraient avoir lieu d’ici quelques mois.