Et si les univers virtuels permettaient de dégager des solutions face à nos sociétés en crise ? Pour Olivier Servais, historien et anthropologue du digital, la question mérite clairement d’être creusée.
Dans son ouvrage « Dans la peau des gamers », le doyen de la faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication de l’UCLouvain synthétise dix années de recherches sur un monde exotique et encore peu étudié : les jeux de rôle en ligne multi-joueurs. Il s’intéresse plus précisément aux relations sociales qu’entretiennent les joueurs entre eux.
En suivant le quotidien d’un groupe de « gamers » amateurs du célèbre « World of Warcraft » (WoW), Olivier Servais tente d’analyser les dimensions sociales de la vie en ligne.
Les relations entre humains à l’ère des jeux en ligne
Le chercheur est parti du constat qu’Internet démultiplie, depuis 20 ans, les possibilités d’interactions entre les humains. Créant en conséquence du collectif social en ligne. Et « World of Warcraft » en est une bonne référence.
Au-delà d’un espace de jeu, WoW représente un réel espace de sociabilité digitale. Certains joueurs y développent une seconde vie, virtuelle, via leur ordinateur et l’avatar qu’ils incarnent. Les guildes (groupes pouvant réunir jusqu’à plusieurs centaines de joueurs) y font office de micro-sociétés. Leur organisation interne, voire les solidarités inter-guildes qui se manifestent, amène même à parler de sociétés numériques.
Et c’est là que réside l’intérêt de l’étude : comment les rapports sociaux de l’humain – qui se sont jusqu’à présent toujours construits à partir des corps et du réel – évoluent-ils avec le numérique ?
« Pour le déterminer, je me suis immergé dans l’univers de WoW pendant six années en accompagnant une guilde réunissant des hommes et des femmes, de 12 ans à 54 ans. Par cette immersion, mais aussi par des observations de terrain chez les joueurs, ainsi que via des entretiens, j’ai tenté de mieux cerner leurs pratiques, leurs modes de communication, leur langage, leurs symboliques, etc. », développe le Pr. Servais.
Des amis que l’on n’a jamais vus
Du côté relationnel, le chercheur constate que les liens entre les joueurs d’une même guilde sont forts. Certaines d’entre elles peuvent même s’apparenter à des familles substitutives.
« Alors qu’ils ne se sont jamais vus, les relations d’amitié (voire d’amour) entre utilisateurs sont réelles et potentiellement solides dans ces mondes numériques. Aussi, on note qu’à côté des sociabilités classiques (famille, proches, amis) émerge une nouvelle catégorie relationnelle, formée par la pratique partagée du jeu vidéo sur le web », indique le chercheur.
En d’autres termes, le déploiement de pratiques sociales, collectives, et à distance, peut tout à fait conduire à des rapports de confiance. Une observation intéressante pour le secteur professionnel actuel, en pleine mutation : « Pour les entreprises avec des équipes “déterritorialisées”, c’est un vrai de défi de maintenir la cohésion sociale. Mes recherches tendent à penser qu’il est envisageable de développer ce sentiment d’appartenance à une équipe même si les collaborateurs en question ne se voient pas physiquement durant plusieurs mois. »
D’après le chercheur, cette collaboration à distance pourrait se généraliser dans le futur via le télétravail. Elle représente une solution pertinente pour, notamment, limiter les émissions de gaz à effet de serre liées aux déplacements domicile-travail.
Les guildes, nouveau laboratoire pour la démocratie
Autre résultat intéressant de la recherche : les univers virtuels fourmillent d’idées et d’alternatives aux schémas de nos sociétés physiques. Notamment dans la manière de répartir les biens. Au sein des guildes, règne une logique de biens partagés.
La plupart des équipements trouvés dans l’univers (masses, gants, arcs, casques…) possèdent une certaine valeur et peuvent être donnés, vendus ou troqués. Or, les membres d’une guilde préféreront se donner entre eux ses objets, selon les besoins de chacun. Le but étant de rendre la guilde plus puissante afin d’avancer efficacement dans le jeu.
« En matière de gouvernance, le fonctionnement est aussi très démocratique. Le chef de la guilde possède finalement peu de pouvoir. D’un clic, les membres peuvent quitter sa société, et lui, se retrouver seul. Cela l’amène à davantage respecter les besoins de ses membres, ainsi que leurs fonctions, y compris la sienne », analyse le scientifique.
« Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de hiérarchie, mais elle s’établit toujours d’un commun accord. Le socle sur lequel se fondent ces associations de joueurs est, de cette manière, plutôt solide. Et sa solidité est en permanence sondée. Dès lors, il existe dans les jeux en ligne une vraie matrice de créativité pour renouveler la démocratie », poursuit-il.
Le fonctionnement de ces guildes est d’autant plus remarquable qu’il parvient à faire coexister en paix des « gamers » de différentes classes socio-économiques, générations, cultures et nationalités. « En réalité, je ne connais aucun autre groupe humain qui parvient à réunir, et à faire cohabiter, autant de diversités », conclut le chercheur.
Le monde des jeux en ligne est devenu un vrai laboratoire pour questionner nos sociétés. Et mettre en perspective des alternatives novatrices aux modèles actuels.