Modèle 3D du squelette de la nouvelle espèce, Perucetus colossus (longueur estimée du corps : ~20 mètres). Les parties jaunes du squelette sont celles retrouvées lors des fouilles au Pérou © Marco Merella et Rebecca Bennion

L’animal le plus massif que la Terre ait connu est une baleine

20 août 2024
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 8 minutes

Ses vertèbres pèsent plus de 100 kilos chacune. Quant à ses côtes, elles mesurent pas moins de 1,4 mètre de long. Son poids vient d’être estimé dans une fourchette allant de 85 à 340 tonnes. De quoi faire de Perucetus colossus, un sérieux candidat au titre d’animal le plus lourd de tous les temps.

Cette ancienne baleine nageait proche des côtes péruviennes il y a 39 millions d’années, soit durant l’Éocène moyen. Son squelette (incomplet) incroyablement massif a été découvert en 2010 dans le désert de la côte sud du Pérou par Mario Urbina, un paléontologue.

Désormais conservée au Museo de Historia Natural de l’Universidad Nacional Mayor San Marcos située à Lima, elle est le premier spécimen d’une nouvelle espèce de la famille des basilosauridés. Celle-ci rassemble les premiers cétacés passés à un mode de vie entièrement aquatique.

Une partie de l’équipe de fouilles sur le site d’origine de Perucetus (province d’Ica, sud du Pérou) © Giovanni Bianucci

Retour à la mer

La vie sur Terre a débuté dans l’eau. Le passage de la vie aquatique à la vie terrestre, et donc à la respiration aérienne, est un saut évolutif majeur. Mais il est arrivé que certaines espèces fassent machine arrière. C’est le cas de nombreux reptiles du Mésozoïque: les ichthyosaures, les plésiosaures, les mosasaures. Mais aussi de certains mammifères, comme les pinnipèdes (phoques, otaries et morse), les siréniens (lamantins et dugong) et les cétacés.

En effet, les baleines sont les descendants directs de mammifères terrestres à sabots. Ceux-ci étaient initialement amphibies. « Les premiers cétacés connus (par exemple Pakicetus) ne montraient que peu d’adaptations à la vie aquatique. On pense qu’ils nageaient comme des mammifères terrestres, par des battements des quatre pattes, ou bien qu’ils marchaient sur le fond de l’eau, dans des lacs et rivières. Ce n’est qu’un peu plus tard, avec Ambulocetus par exemple, qu’on observe des changements dans les proportions des pattes (avec entre autres un allongement des doigts, pour des pieds et des mains probablement palmés) qui suggèrent une nage plus efficace. Ambulocetus pouvait cependant encore revenir sur la terre ferme », explique Olivier Lambert, paléontologue à l’IRSNB et co-auteur de l’étude.

Les fossiles de cétacés sont des archives documentant la façon dont des animaux terrestres ont acquis des adaptations extrêmes et sont passés à un mode de vie entièrement aquatique. Ils révèlent que cette évolution est associée à une augmentation substantielle de la taille maximale de leur corps.

Spécimen de Perucetus colossus en cours de fouille (province d’Ica, sud du Pérou) © Giovanni Bianucci

Comparaison avec des espèces vivantes

L’équipe internationale a scanné en 3D chacun des os préservés de Perucetus afin d’en mesurer le volume. Dre Rebecca Bennion de l’EDDyLab de l’ULiège, en a fait partie. Son rôle a consisté à créer les modèles 3D pour les calculs de volume.

En parallèle, les chercheurs ont effectué des forages à la fois dans les vertèbres et dans une côte pour évaluer leur structure osseuse interne.

Pour estimer la masse corporelle de Perucetus, les chercheurs ont utilisé des squelettes complets de parents proches. Plus spécifiquement, ils se sont basés sur le rapport entre tissus mous et masse du squelette.

Résultat ? Leurs travaux estiment que, de son vivant, la baleine péruvienne pesait entre 85 à 340 tonnes. Soit un poids égalant voire excédant largement celui de la baleine bleue, animal contemporain le plus massif, avec ses 130 tonnes pour 25 à 27 mètres de long.

Spécimen de Perucetus colossus transporté du site d’origine (province d’Ica, sud du Pérou) au Museo de Historia Natural, Universidad Nacional Mayor San Marcos (Lima) © Giovanni Bianucci

Un géant lent et côtier

Dans sa fourchette haute, «  la masse estimée du squelette de P. colossus dépasse celle de tout mammifère ou vertébré aquatique connu », mentionnent les chercheurs. « Il est donc candidat au titre d’animal le plus lourd jamais enregistré. »

Jusqu’alors, les scientifiques pensaient que le passage évolutif au gigantisme était assez récent, débutant il y a environ 5 millions d’années parmi des baleines filtreuses vivant en pleine mer.

« Mais la découverte d’une espèce géante comme Perucetus révèle que le pic de masse corporelle des cétacés avait déjà été atteint environ 30 millions d’années avant ce que l’on supposait ! Et ce, non pas en haute mer, mais dans un contexte côtier où la productivité primaire (c’est-à-dire la quantité de matière organique produite par les producteurs d’un écosystème, NDLR) était particulièrement élevée. »

« Parmi tous les grands groupes de mammifères et reptiles qui ont colonisé les mers à partir d’un ancêtre terrestre, les espèces géantes (au-delà de 15-20 mètres de long) sont en général des animaux relativement rapides, vivant principalement loin des côtes. Perucetus est le premier géant doté des caractéristiques d’un animal lent, vivant en région côtière », précise Dr Olivier Lambert.

Les os de la nouvelle espèce ont été scannés en surface pour évaluer leur volume © Giovanni Bianucci

Deux modifications du squelette

Comment expliquer cette extrême massification du corps ? Tout d’abord, via le phénomène de pachyostose. Il s’agit d’un épaississement des éléments squelettiques causé par dépôts de couches d’os supplémentaires sur leur pourtour externe.

En parallèle, de façon concomitante, se produit une densification des os, appelée ostéosclérose. Cela a comme conséquence d’en réduire fortement les cavités internes. Et d’augmenter davantage encore le poids du squelette.

Carottage des os de la nouvelle espèce de cétacé afin d’évaluer leur structure interne © Giovanni Bianucci

Ballast adaptatif

« Ces modifications ne sont pas pathologiques. Elles sont connues chez des reptiles disparus qui vivaient, comme Perucetus, dans des eaux côtières peu profondes. A l’heure actuelle, parmi les mammifères marins, seuls les siréniens, donc les dugongs et les lamantins, sont dotés d’os denses. Cela confère un avantage à ces herbivores qui, se nourrissant d’algues et d’herbes marines proches du fond, n’ont pas besoin d’être rapides pour capturer des proies », explique Dr Olivier Lambert.

« Le poids supplémentaire aide ces animaux à réguler leur flottabilité et à maintenir leur équilibre sous l’eau. » Autrement dit, ce surpoids constitue un ballast adaptatif à la vie aquatique.

Cela pouvait être bénéfique à Perucetus pour se stabiliser sur le fond marin et s’alimenter en proies benthiques, comme les crustacés et mollusques, ainsi qu’en poissons démersaux (vivant près du fond des mers, mais non inféodés à celui-ci). « Un animal aussi grand et aussi lourd aurait peut-être aussi été capable de contrer les vagues dans des eaux agitées. »

Reconstitution de Perucetus colossus dans son habitat côtier. Longueur estimée du corps : ~20 mètres © Alberto Gennari

Fluctuation de taille

Pourquoi la masse des cétacés a-t-elle diminué après Perucetus? « L’augmentation de la masse est observée dans plusieurs lignées de cétacés, par exemple parmi les basilosauridés, les cachalots, les baleines à bec, les baleines franches, les rorquals, et même les dauphins (avec l’orque, les globicéphales…). En général, l’apparition d’espèces de grande taille ne veut pas dire que les espèces de plus petite taille vont s’éteindre », explique Dr Lambert.

« Au contraire, quand des géants disparaissent (comme Perucetus), d’autres espèces de plus petite taille vont survivre et éventuellement mener à de nouveaux épisodes d’augmentation de taille. »

« Ce n’est donc pas nécessairement une diminution générale de taille que l’on observe, mais plutôt des fluctuations dans le nombre d’espèces vraiment grandes, en lien très probable avec des extinctions, liées elles-mêmes à des changements environnementaux, courants marins, climat, disponibilité en proies… »

Os retrouvés lors des fouilles de la nouvelle espèce, Perucetus colossus © Giovanni Bianucci ; Marco Merella ; Rebecca Bennion

Ancêtre des cétacés modernes

La famille des basilosauridés, à laquelle appartient Perucetus, est éteinte depuis 34 millions d’années. Les baleines à fanons et à dents, mais aussi les dauphins et les marsouins contemporains en sont les descendants.

Ces cétacés modernes peuvent plonger beaucoup plus profondément malgré une structure osseuse bien plus légère que celle de Perucetus. « Ils sont pour la plupart des nageurs actifs, avec une flottabilité plus ou moins neutre (ils peuvent rester à n’importe quelle profondeur sans devoir nager sans cesse), ce qui facilite leurs déplacements à différentes profondeurs. De plus, pas mal de cétacés actuels ont acquis la capacité de comprimer leur cage thoracique (et donc leurs poumons) à partir d’une certaine profondeur, ce qui facilite encore la plongée, en diminuant le volume de gaz dans les poumons. »

« Tous les cétacés modernes ont vraisemblablement un ancêtre parmi les basilosauridés. Par contre, ce n’est très certainement pas Perucetus, qui est bien trop spécialisé au niveau de son squelette pour faire un ancêtre réaliste des baleines et dauphins modernes », conclut Dr Olivier Lambert.

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