Alourdissement du squelette des mammifères marins : un exemple rare de régression évolutive

12 janvier 2022
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

Il y a quelque 13.8 millions d’années, en Europe centrale, la mer Paratéthys s’est retrouvée isolée des autres mers et sa salinité a grimpé en flèche. En réaction, plusieurs espèces de mammifères marins ont acquis indépendamment des os plus épais et plus lourds. De quoi leur servir de ballast et les aider à se déplacer de façon plus efficace dans ces eaux hyper salées. Un remarquable et rare exemple de retour en arrière évolutif. C’est la conclusion d’une étude menée par une équipe internationale incluant des paléontologues de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique et de l’Université de Liège.

Une nage peu efficace

Prenons l’évolution des mammifères marins selon une narration chronologique. « Dans de nombreux groupes de tétrapodes marins, donc pas seulement les mammifères, mais aussi les reptiles, les premières étapes de leur évolution à partir d’un ancêtre terrestre ont montré une modification de leur squelette, en l’alourdissant », explique Dr Olivier Lambert, paléontologue à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique.

« Les ancêtres des dauphins et baleines actuels datent de l’Eocène, il y a 50 millions d’années. Ils étaient alors caractérisés par un squelette relativement lourd, lequel devait présenter un avantage pour permettre à ces quadrupèdes de rester submergés sans devoir nager constamment. Notamment pour se cacher dans les profondeurs ou capturer des proies dans l’eau», poursuit le spécialiste de l’évolution des mammifères marins dont les travaux viennent d’être récompensés par un prix de l’association Palaeontologica Belgica.

« N’oublions pas qu’à l’époque de l’Eocène, les ancêtres des mammifères marins ne disposaient pas des nageoires et des différentes adaptations à la nage des cétacés actuels. Donc, pour ces quadrupèdes à la locomotion aquatique peu efficace, il y avait un avantage à un squelette plus dense. »

Adaptation à la hausse de salinité

« Ensuite, à partir de cette phase initiale d’alourdissement du squelette, les animaux vont perfectionner leurs techniques de nage grâce, entre autres, à la transformation des pattes avant en palettes natatoires et le développement d’une nageoire à l’extrémité de la queue. On observe alors un allègement progressif de leur squelette. »

Cette caractéristique d’os légers va se maintenir dans les différentes lignées évolutives des mammifères marins. Tous sauf les espèces qui vont être enfermées dans la mer Paratéthys, il y a 13,8 millions d’années, lesquelles, face à leurs nouvelles conditions de milieu, vont faire marche arrière.

Il y a 13,8 millions d’années, des baleines à fanon, des dauphins et des phoques ont être piégés dans la Parathétys. Cette mer d’Europe centrale, soudainement isolée, était caractérisée par une haute salinité. Face à ce changement de milieu, le squelette de ces espèces va évoluer en devenant plus lourd  © IRSNB

« Une bonne partie de la Paratéthys, une mer d’Europe centrale, était à l’époque isolée des autres mers, en raison d’une baisse du niveau des eaux. Des épisodes d’évaporation ont accentué la descente des eaux et la concentration en sel. L’eau hyper salée permet de flotter plus facilement, il suffit de plonger dans la mer Morte pour le constater. Un tel changement a dû compliquer la vie des mammifères marins devant se procurer leur nourriture plus bas dans la colonne d’eau », explique Dr Leonard Dewaele, paléontologue à l’IRSNB et au sein de l’EDDY Lab de l’ULiège.

Entre 13,8 millions d’années et 13,4 millions d’années, la mer centrale de Parathétys était totalement isolée des autres mers du monde et était hyper-salée © IRSNB

Huit spécimens de phoques, deux de cétacés à dents (dauphins) et deux de baleines à fanons retrouvés dans les vestiges de la Paratéthys ont été passés au crible par les paléontologues.

« Quand nous avons observé la structure osseuse de cette série de fossiles de mammifères marins qui ont vécu au cours de cette période de salinité élevée (laquelle a duré environ 400.000 ans), nous avons remarqué qu’ils avaient développé des os plus lourds. Une telle augmentation de poids permettait de compenser une flottabilité plus élevée », précise-t-il.

Fossile de phoque de la mer centrale de Paratéthys avec des os lourds © IRSNB

Une caractéristique qui s’est perdue …

Ensuite, quand le niveau des eaux dans cette partie de la mer Paratéthys a commencé à remonter, il y a environ 13.4 millions d’années, reconnectant cette région aux mers avoisinantes, la salinité de l’eau a chuté.

Les mammifères marins locaux ont néanmoins gardé une densité osseuse élevée pendant plusieurs millions d’années, et ce malgré une concentration en sel plus faible. « Il est possible qu’un squelette plus lourd ait alors été un avantage pour accéder à la nourriture située sur le fond de la mer . » Toutefois, ces espèces particulières ont fini par s’éteindre à la fin du Miocène, il y a quelque 5 millions d’années. Peut-être que leur lourd squelette les handicapait pour la chasse. Moins rapides que les espèces aux os légers, ils auraient perdu petit à petit du terrain jusqu’à l’extinction.

Les mammifères marins actuels ne sont donc pas des descendants des mammifères marins ayant vécu dans la Paratéthys, mais bien de leurs cousins aux os déjà spongieux qui évoluaient dans des mers ouvertes à la salinité bien moindre.

Lamantin

… sauf chez les dugongs et lamantins

« A l’heure actuelle, parmi les mammifères marins, seuls les siréniens, donc les dugongs et les lamantins, sont dotés d’os denses. Cela confère un avantage à ces herbivores qui, se nourrissant d’algues et d’herbes marines proches du fond, n’ont pas besoin d’être rapides pour capturer des proies », explique Dr Olivier Lambert.

Les résultats de cette étude pourraient nous éclairer sur le devenir de certaines espèces suite aux changements climatiques. « En effet, les fluctuations du niveau marin dans les décades et siècles à venir pourraient créer de nouvelles mers intérieures et connecter des mers autrefois séparées. Notre recherche montre que des changements géographiques mineurs peuvent avoir un impact marqué sur l’écologie et l’évolution de la faune », conclut Dr Leonard Dewaele.

 

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