La transition juste doit être accélérée de toute urgence

21 février 2025
Carte blanche par Pre Bea Cantillon (KULeuven) et Pr Marek Hudon (ULB)
Temps de lecture : 7 minutes

Alors qu’un nouveau gouvernement fédéral vient d’être mis en selle en Belgique, il nous semble important de rappeler que sans une transition juste vers davantage de durabilité, notre société va au-devant de sérieux problèmes. Les modèles scientifiques ne laissent aucun doute sur la nécessité urgente d’accélérer et de renforcer la transition écologique. Pour maintenir le réchauffement de la planète sous contrôle, il est nécessaire d’effectuer rapidement une réduction profonde et durable des émissions mondiales de gaz à effet de serre.

Cet enjeu ne concerne pas uniquement les changements climatiques. L’agenda pour rester dans les « limites planétaires » est beaucoup plus vaste. Cela concerne aussi la perte de la biodiversité, les changements d’utilisation des terres, le cycle de l’azote et du phosphore, l’acidification des océans, l’utilisation de l’eau douce, la pollution chimique et la qualité de l’air.

Ce qui est particulièrement frappant, c’est que les risques environnementaux sont très inégalement répartis. Pour protéger l’ensemble de la société, nous devons dès maintenant accélérer notre action. Cela implique que nos modes de production, de consommation et de vie doivent changer radicalement en peu de temps. Cela aura des conséquences économiques et sociales majeures. La transition juste montre la voie.

Trois dimensions

La transition juste porte sur une transition vers la durabilité intégrant la justice sociale-écologique comme principe directeur. Elle place les droits sociaux et participatifs au cœur de la politique environnementale. Elle comprend trois dimensions.

Le renforcement et l’atteinte des objectifs écologiques du niveau local au niveau global pour protéger les générations présentes, les générations futures et la nature.

Le renforcement des droits sociaux, en particulier pour les plus vulnérables, la répartition socialement équitable des contraintes et des avantages liés à la transition écologique et la protection adéquate des personnes qui seront victimes des catastrophes climatiques.

Le renforcement des mécanismes de participation démocratique à la prise de décision sur ces matières. Cette conception de la transition juste couvre non seulement la justice distributive (répartition juste des contraintes et des avantages de la transition), mais aussi la justice en tant que reconnaissance (reconnaissant la pluralité des besoins, des valeurs et des perspectives en accordant une attention particulière aux groupes vulnérables), la justice procédurale (garantissant l’accès à l’information, à la prise de décision et aux tribunaux) et la justice internationale (garantissant la justice au-delà de nos frontières nationales).

La transition actuelle est franchement injuste

À l’heure actuelle, cependant, la transition est manifestement injuste. Pointons quelques exemples. Tout le monde n’est pas touché de façon égale par la crise climatique. Les groupes socialement et économiquement défavorisés, les personnes âgées, les personnes souffrant de problèmes de santé, les enfants et les femmes enceintes sont les plus menacés par ces risques environnementaux. Ils sont plus vulnérables, car ils sont davantage exposés, subissent des nuisances plus importantes, ont moins de possibilités de se préparer et de se rétablir. Les inondations dans la vallée de la Vesdre en juillet 2021 et la vague de chaleur en août 2020 en sont des exemples flagrants.

La vulnérabilité varie également d’une région à l’autre. Ainsi, les risques liés aux inondations en Flandre sont relativement plus élevés en raison de la proximité de la mer, de la basse altitude et du degré élevé d’urbanisation. La pollution de l’air est également plus importante en Flandre suite à la densité de population, la production économique et l’agriculture intensive.

Tous les secteurs professionnels ne sont pas touchés de façon égale. Les changements profonds dans les modes de production auront un impact sur le marché du travail. Bien qu’une petite croissance nette de l’emploi soit attendue, les conséquences sur l’emploi varieront considérablement d’un secteur à l’autre. Les secteurs de la construction et des services au public connaissent une création d’emplois, tandis que le secteur de l’énergie risque de perdre des emplois. On s’attend à ce que la création d’emplois à court terme profite davantage aux travailleurs plus qualifiés.

Entraves à la légitimité des politiques environnementales

Tout le monde ne supporte pas le même fardeau en matière de politique climatique. Les politiques climatiques ont tendance à accorder plus d’avantages aux plus fortunés et à imposer des charges plus lourdes aux revenus plus bas. Environ un tiers des ménages en Belgique ont peu ou pas de marge de manœuvre pour investir dans des alternatives respectueuses de l’environnement. Environ 13 % des ménages ont un revenu inférieur au seuil de pauvreté (défini comme étant à 60 % du revenu médian national équivalent disponible pour les ménages). Ils n’ont évidemment pas la possibilité d’envisager l’isolation de leur maison, une pompe à chaleur, et encore moins une voiture électrique. Même pour les familles de la classe moyenne inférieure, ces investissements représentent un fardeau financier considérable

L’impact social des changements de comportement n’est pas le même pour tous. Certains types de comportements respectueux de l’environnement peuvent contribuer à renforcer les distinctions sociales. Comparez le « consommation durable », comme manger des légumes de saison ou conduire une voiture électrique, avec le « comportement de restriction », comme abaisser le thermostat d’un degré ou prendre moins souvent une douche. La consommation durable est un comportement plus fréquent chez les personnes ayant un niveau d’éducation élevé et/ou un revenu plus élevé, tandis que le comportement de restriction est plus courant parmi les groupes à revenu plus faible.

Enfin, tout le monde n’est pas entendu de façon égale dans le processus décisionnel. Les groupes à faible revenu et moins éduqués sont plus durement touchés par les problèmes environnementaux, mais ils sont sous-représentés dans la participation politique formelle et informelle dans le processus décisionnel en matière d’environnement. Cela entrave la reconnaissance des besoins spécifiques dans la politique environnementale et nuit à sa légitimité.

Les enjeux liés à une transition juste sont énormes. Les leviers d’action sont aujourd’hui entre les mains des décideurs politiques. Il est urgent d’agir pour gommer efficacement les inégalités pointées ci-dessus. Au risque sinon de voir nos modèles de société éclater.

Il n’y a pas une minute à perdre

Que ce soit en matière de santé, de sécurité de l’emploi, de logement ou d’opportunités économiques, les recherches scientifiques disponibles montrent que sans une action collective décisive, non seulement les dégradations environnementales, mais aussi les politiques environnementales elles-mêmes peuvent aggraver les inégalités sociales existantes.

Nous pourrions donc mettre notre société en danger en accroissant la pauvreté, en réduisant la justice sociale et en provoquant davantage d’instabilité sociale, non seulement pour ceux qui luttent déjà, mais aussi pour ceux qui vivent maintenant encore dans la prospérité, mais qui pourraient être en danger dans un avenir proche.

Pour atteindre les objectifs écologiques, sociaux et participatifs auxquels la Belgique s’est engagée, la dimension sociale doit être au cœur de la transition écologique. L’État social doit désormais intégrer, en plus de ses fonctions économiques et sociales, des fonctions écologiques.

Compte tenu des nombreuses inégalités liées à l’environnement, la poursuite accélérée et simultanée des objectifs écologiques et sociaux est un devoir, une nécessité, et donc une mission sociétale qui doit être réalisée dans de nombreux domaines.
Jamais dans l’histoire, une transformation sociale d’une telle ampleur n’a eu lieu en si peu de temps. Ce sera un processus avec de nombreuses inconnues et incertitudes. Mais nous n’avons pas le choix. Cela doit être fait si nous voulons éviter le pire, tant sur le plan environnemental que sur le plan social et économique, et la Belgique devrait jouer un rôle inspirant et de leader à cet égard. La transition juste doit être accélérée de toute urgence, nous n’avons pas de temps à perdre.

 

 

 

Note 1: Pre Bea Cantillon et Pr Marek Hudon ont présidé le Haut Comité pour une Transition Juste. Cette commission indépendante belge d’académiciens avait pour mission de réfléchir à la manière dont « la transition juste en Belgique peut être organisée et institutionnalisée ». Cette carte blanche résume partiellement divers points abordés dans leur mémorandum politique « Vers une transition juste en Belgique »

Note 2: À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées mondiales des Nations Unies. Aujourd’hui, la Journée mondiale de la Justice Sociale.

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