La création artistique vit une époque troublante. L’an dernier, au Printemps numérique de Bruxelles, le public applaudit les 40 musiciens qui interprètent des œuvres, inspirées de Stravinsky et de Beethoven, composées par une intelligence artificielle (IA). Créée par des neurones artificiels, la chanson «Daddy’s car», façon Beatles, est choisie plus de 2 millions de fois sur le Net.
À New York, le portrait du comte fictif Edmond de Belamy est adjugé 432.000 dollars chez Christie’s. Pour imiter la créativité humaine, trois adeptes de l’apprentissage automatique des Generative Adversarial Nets (GANs), un mathématicien et deux diplômés d’une école de commerce, membres du collectif parisien Obvious, ont nourri un logiciel de 15.000 portraits peints entre le 14e et le 20e siècle.
Est-ce de l’art? La question taraude Hugues Bersini. Dans «L’intelligence artificielle peut-elle engendrer des artistes authentiques?» de la collection L’Académie en poche, le professeur d’informatique à l’Université libre de Bruxelles (ULB) décrypte les technologies de l’IA. Et démontre qu’un logiciel ne sera jamais un artiste.
L’idée n’est pas neuve
«Surexploiter les techniques d’IA à la production artistique est loin d’être une idée neuve», rappelle le directeur du Laboratoire d’intelligence artificielle de l’ULB. «Cela fait des dizaines d’années que des textes, tableaux et musiques jaillissent des CPU, Central Processing Unit, et des GPU, Graphical Processing Unit.»
Les modes de production suivent les modes technologiques… «À l’époque des systèmes à base de règles, partie intégrante de ce que l’on désigne un peu dédaigneusement aujourd’hui comme la bonne vieille IA, c’est sur eux que l’on se reposait pour la production de ces œuvres», explique le chercheur. «Depuis quelques années, ce sont plutôt les technologies d’apprentissage machine, aptes à retrouver ces mêmes règles à partir des myriades d’œuvres existantes, qui défraient la chronique, occupent le devant de la scène. Et semblent prendre le dessus sur la création artistique.»
L’humain au cœur de l’œuvre
Le public apprécie les compositions musicales, les œuvres picturales de l’IA. Selon le membre de la classe Technologie et Société de l’Académie royale de Belgique, «Le succès médiatique tient bien davantage aux conditions d’obtention qu’au résultat en tant que tel. C’est bien parce qu’il s’agit d’une IA derrière, et bien évidemment car ce processus informatique est assez fascinant en soi, qu’il s’agisse de big data ou d’enchaînements d’inférences, que le portrait d’Edmond de Belamy et la chanson des Beatles ont suscité́ un tel engouement. Ils ont largement bénéficié de l’effet de surprise et d’être une première en soi.»
«La facilité technologique à numériser les œuvres d’art et à les faire circuler dans leur forme originale ou altérée à travers les mailles infinies des réseaux informatiques renforce le besoin de voir l’artiste à l’œuvre plutôt que se contenter de ses seules productions», ajoute le Pr Bersini.
«Les circuits économiques tendent à privilégier ce qui est rare. On conçoit aisément que cette raréfaction touchera chaque jour un peu plus la seule prestation humaine, la performance live, plutôt que l’enregistrement passif et figé de cette prestation reproductible et communicable à l’infini. Que deviennent les droits d’auteur si les logiciels se nourrissent à foison des créations d’antan et que leurs productions en viennent à acquérir une certaine valeur économique?»
«Une raison plus fondamentale encore qui met l’artiste humain au cœur de l’œuvre d’art, c’est bien dans la manière dont celui-ci fait s’exercer son filtre évaluatif, imprégné de ressenti émotif, afin de sélectionner parmi l’infinité des possibles agencements symboliques ceux qui méritent d’aller de l’avant.»
Informatique plus imagination et émotion
Des technophiles imaginent un logiciel capable d’un ressenti émotif, d’une démarche artistique authentique… «Je ne fais définitivement pas partie de ceux-là. Tant que je demeurerai au courant de son mode de fabrication, siliconé, binarisé et, quelle que soit son aptitude comportementale à nous bluffer sur sa nature première, je lui dénierai à jamais la moindre once de conscience et de ressenti… et donc, de démarche artistique. Un robot qui pianote tristement n’est pas triste. Pas davantage qu’un robot peignant furieusement n’est furieux. »
Pour Hugues Bersini, la production combinatoire des algorithmes génétiques, d’arrangements musicaux par des réseaux de neurones nécessite l’humain. L’IA pourra franchir partiellement l’entrée des artistes si elle utilise des méthodes qui couplent les performances informatiques à l’imagination et à l’émotion débridée d’artistes humains.