La révolution biomimétique a du plomb dans l’aile universitaire

24 janvier 2019
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 10 min

Série (1/6) « Inspiré par la nature »

La nature, c’est entre 3,5 et 3,8 milliards d’années de recherche et développement. S’inspirer profondément du fonctionnement des systèmes naturels pour innover technologiquement et économiquement tout en créant un impact positif sur l’environnement et pour l’humanité, voilà l’alternative proposée par le biomimétisme. En comprenant et en imitant les stratégies d’adaptation naturelles, il offre un espoir face aux multiples problèmes environnementaux que nous avons à affronter.

Des exemples ? La photosynthèse mise en place par les végétaux peut nous apprendre comment convertir l’énergie solaire en énergie chimique et la stocker de façon durable. C’est ainsi qu’à l’UNamur, on tente de créer une feuille artificielle. A L’UMons, des chimistes cherchent à synthétiser un adhésif bioinspiré à température et pression ambiantes, sans autre solvant que l’eau. Sur base de l’observation du vivant, l’architecte Luc Schuiten esquisse l’habitat de demain, aux antipodes des tas de briques contemporains. A l’ULiège, des informaticiens posent les jalons d’une informatique, si elle n’est pas organique, en tout cas davantage inspirée des mécanismes neurologiques de notre cerveau et pouvant être, à terme, moins énergivore.

Lent développement du biomimétisme en FWB

Avec un tel florilège de recherches aussi alléchantes, que nous explorerons dans les prochains articles de cette enquête, on pourrait croire que le biomimétisme compte de nombreux adeptes dans nos universités. C’est un leurre. En Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB), peu de chercheurs s’inscrivent dans le biomimétisme. Ou plutôt, peu s’en revendiquent.

Les coups marketing de grandes marques, comme la voiture au design inspiré des caractéristiques physiques du poisson-coffre, ont exaspéré la communauté scientifique tout en égratignant la noblesse du mot « biomimétisme ». Dans nos universités, des chercheurs en sciences fondamentales refusent catégoriquement d’y être associés. Et ce, même s’ils étudient les détails de la physique régissant des comportements biologiques dont les connaissances qui en découlent sont les briques essentielles à toute innovation bioinspirée. S’ils s’y soumettent pour candidater à certains appels à projets friands de transdisciplinarité, ils n’en demeurent pas moins réfractaires au vocable.

Ne s’annonçant pas comme tel, il est donc malaisé d’identifier des chercheurs oeuvrant dans la sphère biomimétique. Et la tâche en rendue plus ardue encore par l’absence d’un réseau national fédérant les différents acteurs, qu’ils soient chercheurs, start-ups ou entreprises. C’est l’un des facteurs qui explique le faible et lent développement des approches bio-inspirées sur notre territoire.

Appeler un chat, un chat

L’ISO 18458:2015 fournit un cadre pour la terminologie concernant la biomimétique à des fins scientifiques, industrielles et éducatives. Voici ses définitions:

– La bioinspiration est « une approche créative basée sur l’observation des systèmes biologiques. » La plupart des recherches scientifiques et exemples industriels abordés dans cette enquête sont bio-inspirés.
– La biomimétique est « la coopération interdisciplinaire de la biologie et de la technologie ou d’autres domaines d’innovation dans le but de résoudre des problèmes pratiques par le biais de l’analyse fonctionnelle des systèmes biologiques, de leur abstraction en modèles et du transfert et de l’application de ces modèles à la solution. » Il s’agit du processus de réflexion mené, par exemple, pour résoudre un problème industriel grâce à une fonction biologique.
– Quant au biomimétisme, il se définit comme « une philosophie ainsi que comme des approches conceptuelles interdisciplinaires prenant pour modèle la nature afin de relever les défis du développement durable (social, environnemental et économique).

Le biomimétisme exalte la créativité

Autre facteur : le biomimétisme, démarche transdisciplinaire, se heurte à la vision en silo bien ancrée dans la recherche scientifique. « Cette dernière s’auto-nourrit, s’auto-entretient et a tendance à répliquer ce qu’elle connaît. Quand un physicien est face à un problème, il va tenter de le résoudre selon un corpus de connaissances qu’il maîtrise, déplore Jean-Michel Scheuren. Ce biomiméticien affirmé travaille au sein du WBC, l’un des incubateurs wallons accompagnant les start-ups visant à développer des biotechnologies dans les domaines de la santé, de l’environnement et de l’agroalimentaire. On assiste rarement à un saut de discipline, où un physicien travaillerait avec un biologiste ou un économiste. De telles connexions transdisciplinaires sont rares tant à l’université que dans le monde de l’entreprise. »

La démarche biomimétique permet de briser ces frontières paralysantes. « Regarder les façons dont le vivant, au cours de 3,5 milliards d’années, a trouvé solution à un problème précis, apporte énormément de créativité aux chercheurs et aux ingénieurs», poursuit-il. Le biomimétisme permet d’élargir le champ des possibles en matière d’innovations. Un exemple ? Dans le monde marin,il n’y a ni turbine ni hélice. Pour se mouvoir, nombreuses espèces aquatiques propagent une onde le long de leur corps, de la tête vers la queue, générant ainsi une force physique qui les fait avancer. Prenant l’anguille pour modèle, des biologistes et des ingénieurs ont créé une nageoire ondulant au gré des courants pour en récupérer de l’énergie. Eel Energy, l’hydrolienne à membrane ondulante, était née.

En Suisse, une plate-forme universitaire dédiée à la bioinspiration

Mettez autour d’une table un chimiste, un biologiste, un ingénieur et un sociologue. N’ayant pas le même langage pour aborder la science, ils éprouveront des difficultés à se comprendre. Et pourtant, il est à parier que les grandes avancées futures viendront d’idées transdisciplinaires. Dès lors, comment faire pour que l’approche biomimétique décolle ? Cette question, l’Ecole Polytechnique Fédérale de Lausanne (EPFL) se l’est posée il y a quelques années.

En 2015, après avoir identifié la bioinspiration comme sujet émergent, la vice-présidence à l’innovation lançait en pionnière une plate-forme dédiée. Cette structure transversale et externe aux 9 instituts regroupe une trentaine de laboratoires et une soixantaine de projets visant à co-développer des technologies de pointe en s’inspirant de la nature.

Deux ans plus tard, l’invention de skis inspirés des carapaces de tortue devenait l’ambassadrice de cette mise en commun des idées et compétences. Dénommés « Turtel Shell », ces skis se rigidifient dans les virages afin d’améliorer l’accroche sur la neige et se montrent très dociles en entrée et en sortie de tournants. Pour réunir ces deux caractéristiques a priori antagonistes (la première est typique des skis rigides, la seconde des skis souples), Véronique Michaud, professeure au laboratoire de mise en œuvre des composites à haute performance (EPFL) s’est inspirée des écailles de tortue : elles sont souples pour laisser l’animal respirer mais se solidifient en cas de chocs.

De nombreux autres projets transdisciplinaires aux visées biomimétiques sont facilités par la plate-forme suisse. Serait-il intéressant de mettre en place une telle démarche chez nous ? « Oui, tout ce qui permet de connecter les gens et de les forcer à sortir de leur thématique propre, c’est intéressant », affirme Tristan Gilet, ingénieur mécanicien et directeur du laboratoire de microfluidique, adepte du biomimétisme (ULiège). Y-a-t-il une demande de la part des chercheurs ? « Ca, par contre, ce n’est pas très clair. Il y a certainement un intérêt mais le problème du chercheur, c’est le temps. Lui dire d’aller parler avec des chercheurs d’autres branches, ça ne va pas alléger son agenda. »

Cartographie européenne des cursus universitaires en bio-inspiration

Si le biomimétisme a des atours attirants, il ne faut toutefois pas se faire d’illusions. « Sans éducation adaptée, sans former les futurs ingénieurs à travailler avec les biologistes, la vision biomimétique ne décollera pas », pointe Darja Dubravcic, docteure en biologie qui a enseigné cette matière à l’EPFL en parallèle d’assurer la coordination de la plate-forme dédiée à la bioinspiration.

Aux Etats-Unis, berceau du biomimétisme par l’entremise de Janine Beynius (la biologiste qui a fait connaître cette discipline au monde entier), l’enseignement du biomimétisme est installé depuis un bon bout de temps déjà. Et ce, notamment dans des universités prestigieuses comme l’Arizona State University, la plus grande université américaine de recherche publique, le MIT ou encore Berkeley.

Cartographie européenne des cursus universitaires en bio inspiration © CEEBIOS

Quant à l’Europe, sentant qu’il y a là une carte à jouer, elle s’ouvre peu à peu à la thématique. Le CEEBIOS (Centre Européen d’Excellence en Biomimétisme de Senlis, actif depuis 2015)y a répertorié 28 formations diplômantes intégrant clairement le sujet du biomimétisme dans leurs enseignements. Il y en a une aux Pays-Bas, en Croatie, en Slovénie, en Italie, en Espagne et en Suède ; deux en Suisse ; trois en Autriche et pas moins de … 17 en Allemagne ! L’Allemagne a fortement intégré l’approche bioinspirée non seulement au niveau académique mais aussi au niveau industriel, comme nous le verrons par la suite. Le pays a 20 ans d’avance en la matière. Quant à la France, elle rattrape son retard. Outre l’apparition de modules spécifiques dans les universités et grandes écoles les plus réputées, des masters spécialisés sont annoncés pour la rentrée 2019 ou 2020.

En FWB, timide éducation universitaire au biomimétisme

Et en FWB ? Point de cursus complet dédié au biomimétisme ou à la bioinspiration. Tout au plus, certaines universités proposent-elles un cours ou un module dédié à cette thématique. C’est le cas à l’ULiège. Pr Tristan Gilet enseigne le biomimétisme à quelques étudiants. « Le cours est ouvert aux étudiants ingénieurs en mécanique et en biomédical et à ceux du master en biologie des organismes et écologie. En moyenne, entre 5 et 10 étudiants y assistent par an. Cette année, ils sont 12. » On est loin du raz-de-marée.

Et pourtant, le cours est attractif. Des dizaines d’exemples sont proposés aux étudiants avant de les faire réfléchir à un cas d’étude, une solution inspirée du vivant, à rendre potentiellement industrialisable. Cette année, elle se situera à la frontière entre la biologie et l’ingénierie. Elle part d’une découverte faite par des chercheurs du MIT : la structure micrométrique du bois pourrait être utilisée pour retenir les bactéries et les plus gros virus contenus dans de l’eau et par là, la rendre potable. De tels exemples contribuent à rendre la biologie compréhensible et transférable auprès des ingénieurs.

A noter également que l’école de management de l’UCL a mis en place un cours de 30 heures dédié aux différents volets de l’économie régénérative. Plus ambitieuse que le développement durable que beaucoup comprennent comme une façon de faire moins de mal à l’environnement, l’économie régénérative vise à lui faire plus de bien, à recréer de bonnes conditions de vie. S’appuyant sur les principes du vivant , cette matière rejoint l’approche biomimétique. En effet, elle met en avant la nécessité de s’approvisionner localement, de s’appuyer sur la collaboration, d’utiliser l’énergie avec efficacité, de ne pas surexploiter les ressources et de ne produire aucun déchet : les résidus des uns devenant des matières premières pour les autres.

 

Diagramme des principes du vivant © Biomimicry 3.8

Pour ouvrir les champs des possibles, faire exalter la créativité, accélérer la transition écologique, « le concept de biomimétisme mériterait d’être intégré à un plus large panel de domaines tels que la philosophie, les sciences sociales, le législatif, l’urbanisme, la chimie, l’agriculture,… », revendique-t-on au CEEBIOS. Et d’ajouter, « transdisciplinaire, cette démarche nécessite aussi d‘être introduite aux écologues, biologistes et autres experts du vivant pour qu’ils prennent conscience des potentiels transferts de leurs connaissances à d’autres domaines d’applications.» Dans le milieu universitaire de la FWB, on en est loin.

 

Cette enquête a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles

Haut depage