Quand on voit des supporters du Standard de Liège, huer leur ancien joueur, Steven Defour, montant sur le terrain avec le maillot du Sporting d’Anderlecht, on a du mal à imaginer que les supporters de ces deux équipes puissent un jour se retrouver côte à côte pour défendre une seule et même cause… Et pourtant ! En Egypte, par exemple, des supporters de foot ont mis de côté leurs convictions sportives pour prendre part ensemble à la révolution . Un phénomène qui suscite l’intérêt de chercheurs en sciences politiques.
Les Ultras sur la place Tahrir
Le 28 janvier 2011, Suzan Gibril, aspirante F.R.S.- FNRS au Cevipol, la Faculté des Sciences Sociale et Politique de l’Université Libre de Bruxelles (ULB) est devant sa télévision avec son père. Ils regardent la révolution qui s’installe place Tahrir.
Et c’est précisément à cet instant qu’un élément de la foule détermine le sujet de recherche de la thèse qui l’occupe actuellement : « Sur cette place, parmi les manifestants, j’ai vu des drapeaux des deux équipes de football emblématiques du Caire – les équipes Al-Ahly et Al-Zamalek – des fumigènes et des tambours. Ils étaient portés par des supporters dits « ultras », des jeunes de 14 à 30 ans qui dédient leur vie au soutien de leur club. Ils le suivent dans tous leurs déplacements et leur vouent un soutien inconditionnel », explique Suzan Gibril.
Ces derniers ne sont surtout pas à confondre avec ce qu’on appelle ici « hooligans ». En Egypte, ces supporters ultras sont très respectés et très respectueux. Leur implication est motivée par le sport, à l’inverse des hooligans dont la motivation première est plutôt la violence.
Défendre les plus faibles
Très vite, Suzan Gibril cherche à en savoir plus via les réseaux sociaux qui ont joué un rôle important dans cette révolution. Parallèlement, elle contacte ses cousins et ses tantes qui sont sur place. Ils lui confirment ce qu’elle a vu sur son écran : les Ultras, n’affichant pourtant d’ordinaire pas de couleur politique, sont bel et bien actifs dans la contestation politique. Les médias relatent d’ailleurs de plus en plus leurs actions.
« Ces jeunes étaient aux premiers rangs et chantaient les mêmes chants que ceux qu’ils entonnent sur les terrains de foot. Ils n’avaient pas de discours politique ». Et pour cause, ils ne semblent pas là pour s’opposer au pouvoir mais plutôt pour défendre les plus faibles prenant part à la révolution.
« Dès qu’ils ont été interrogés sur leurs motivations, ces supporters ont justifié leur présence par un sentiment de devoir de protection à l’égard des manifestants contre les violences policières. Des violences qu’ils avaient expérimentées par le passé lors de rencontres sportives ».
« Nous ne sommes pas des groupes politiques »
Lorsqu’elle les rencontre, Suzan Gibril veut savoir s’ils ont conscience de la portée de leur implication politique, s’ils ont une couleur politique. « Tous ont le même discours : ils sont neutres, ils sont « juste » là pour apprendre aux hommes, aux femmes et aux enfants des techniques de défense. Ainsi que pour prendre leur place aux premiers rangs afin qu’ils ne soient pas en contact direct avec les groupes de policiers ».
Pas de couleur politique ni sportive… Les supporters des équipes Al-Ahly et Al-Zamalek, qui sont pourtant de grands rivaux en temps normal, marchaient côte à côte. Ils se sont officiellement accordés une trêve afin de ne pas s’affronter pendant la durée de la révolution !
Le drame de Port-Saïd renforce leur détermination
Le 1er février 2012, à l’issue d’un match de foot entre l’équipe de Al-Ahly et Al Masry, les supporters de l’équipe de Masry envahissent le terrain à la poursuite des joueurs de l’équipe adverse. Ces affrontements feront 73 morts et un millier de blessés. Des affrontements qui, selon les Ultras, auraient été encouragés par le gouvernement par le biais de la police et des baltagiyya, des milices civiles payées par le gouvernement.
Sorte de vengeance suite à l’implication des ultras dans la politique : ils sont devenus la bête noire du régime. « Suite à ce drame, tous les groupes d’ultras d’Egypte se sont ralliés autour d’une cause commune : mettre en prison les responsables de ce drame ».
Comment gérer l’après-révolution ?
Autre question qui intéresse Suzan Gibril dans ses recherches: ces supporters, portés en héros pendant la révolution, ont-ils pu retrouver leur vie d’avant ? « Aujourd’hui, des prétendus coupables ont été mis en prison, mais les Ultras restent encore très sceptiques, et l’attitude du régime à leur égard ne leur plait pas du tout. Parallèlement, le championnat de foot a repris et les Ultras se sont retirés de la vie politique mais cela ne se fait pas sans mal. Ces supporters font face à une crise identitaire. En effet, si le groupe n’avait pas de couleur politique, certains supporters en avaient bien une. La cohésion n’est donc plus la même qu’avant. Certains Ultras ont d’ailleurs rejoint les milices des frères musulmans ».
« Qu’elle soit volontaire ou non, l’implication politique de ces Ultras est un très bon exemple des nouvelles formes de contestations dans le monde, des nouveaux acteurs et de leur manière de communiquer », conclut Suzan Gibril.