Six orateurs. Deux fois cinq minutes pour faire valoir son point de vue. Un tournoi d’éloquence pour approfondir une nouvelle idée face à la sécurité sociale d’après-guerre : un revenu de base, inconditionnel, donné à tous les citoyens d’un état.
Les tournois de l’Académie Royale des Sciences, des Arts et des Lettres proposent un concept simple. Deux équipes composées chacune d’un étudiant, d’un expert et d’un professeur jouent d’éloquence et d’arguments autour d’une thématique donnée. Au cœur des débats du dernier tournoi, le revenu universel. Avec une question centrale: est-ce un danger ou une solution ?
Utopie réalisable ou fantaisiste
Pour entamer les débats, deux étudiants, l’un de l’UMons, l’autre de l’ULB. William-James, de l’ULB et représentant du camp de « la solution » avance que « nous sommes tous devenus cyniques… Un politicien après l’autre nous vend une augmentation de l’index ou des allocations familiales comme LA réforme que nous attendions tous. Ce qui manque à une notre société contemporaine, c’est une utopie. On dit que ce n’est pas le moment, mais on disait la même chose avec la sécurité sociale. Et pourtant ils l’ont fait ».
Son opposante, Anaïs, ne se fait pas d’illusion : « le revenu universel va remplacer la sécurité sociale. Comment expliquerons-nous à nos parents et nos grands-parents qui se sont battus pour ce système que nous l’abandonnons ? J’aimerais croire au revenu universel. J’aimerais croire que chaque citoyen puisse être protégé des aléas de la vie et choisir son travail. Mais pourquoi serait-on soudainement généreux ? A l’heure où le chômage est de plus en plus conditionné, pourquoi donnerions-nous quelque chose de façon universelle et inconditionnelle ? » Le ton est donné.
La valse des milliards
Du but du revenu universel, comme l’émancipation de l’individu et la lutte contre les inégalités, aucun des deux camps n’y est farouchement opposé. Les arguments se positionnent sur les moyens à mettre en œuvre. François Perl, directeur général du service indemnités de l’Inami et représentant du « danger » avance que « le coût du revenu universel en Belgique représenterait environ 54 milliards d’euros.”
“L’ensemble des dépenses de la sécurité sociale s’élève aujourd’hui à 60 milliards d’euros. Mais le revenu universel ne prend pas en compte des dépenses comme les pensions ou l’aide aux personnes handicapées, il faudrait trouver 20 à 30 milliards d’euros ».
Selon lui, une réforme du système existant apporterait de nets avantages. « En terme de pauvreté ou d’inégalité salariale, la Belgique fait partie des bons élèves même en comparaison avec des pays souvent montrés en exemple comme la Suède. Est-ce pour autant que tout va bien ? Non, mais notre sécurité sociale représente un excellent garde-fou ».
Emanciper l’individu vs. l’ubérisation du travail
Philippe Defeyt, économiste et ancien directeur du CPAS de Namur, défenseur de la solution, s’avance avec un cas concret. « Prenez Jasmina, mère célibataire avec deux enfants. Elle touche du CPAS 1.200 euros. Elle trouve un emploi à 3/5e dans une entreprise de titres-services pour un salaire de 900 euros par mois. Pire, elle accuse des frais de déplacement et de garde, par exemple, plus importants avec son travail. Tandis qu’avec le revenu universel, les deux montants s’additionnent ».
Le cas des étudiants est tout aussi problématique. « Aujourd’hui, la sécurité sociale abandonne complètement les jeunes. Si vous prenez une étudiante qui travaille pour payer ses études, elle devra peut-être abandonner le mouvement de jeunesse dans lequel elle est active. Avec un revenu universel, elle doit moins travailler, libérer des heures pour quelqu’un d’autre tout en s’impliquant dans ses activités extrascolaires ».
Outre le financement, la question du travail est une autre centralité du débat. Anaïs se demandait si un revenu inconditionnel, automatiquement additionné à d’autres ne va pas « justifier des emplois précaires, que les femmes retourneront au foyer, que les entreprises privilègeront la voie de l’intérim » ? Une interrogation que rejoint Anne Eydoux, professeur à la CNAM, en France : « où est le projet de société avec le revenu universel ? Voulons-nous une société de précarisation et d’ubérisation du travail » ?
Sens, inégalité et faisabilité
Un argument que ne partage pas Philippe Van Parijs, infatigable partisan de l’idée. « Le revenu universel permet d’accéder à un travail qui fait sens. Il offre un coussin de sécurité à celui qui souhaite réorienter sa carrière professionnelle. Il permet à celui qui travaille trop de lever le pied lorsqu’il le souhaite et libérer des heures pour une autre personne. C’est transformer la société pour qu’elle offre un subside à l’emploi plutôt qu’une obligation d’accepter n’importe quel emploi ».
Face à l’émancipation au travail – qu’il soit économique, de soins aux proches, ou de hobbies – les chiffres, pourtant, parlent d’eux-même comme le rappelle Anne Eydoux : « l’exemple finlandais, si souvent mentionné, avait pour base une allocation à 10.000 personnes. Situation qui n’a pas été mise en œuvre car trop onéreuse.
Et pourtant, il pourrait apporter des solutions plus profondes que celle du travail ou de la pauvreté. « Que tout le monde travaille toute sa vie n’est pas seulement désastreux pour notre existence personnelle, poursuit Philippe Van Parijs. Aussi, on oublie souvent que si le revenu universel est une redistribution, la première qui sera visible sera une distribution des hommes vers les femmes. Pour arriver à un système où chacun sait ce qui est mieux pour lui ».
Le revenu universel, un « iceberg » qui fait couler le bateau de la sécurité sociale ? Un moyen d’émancipation des individus dans la société ? Un adjuvant à trouver un emploi qui fait sens ou la porte d’entrée de l’ubérisation du travail ?
Si les opinions n’étaient pas faites avant la soirée, elles ne le seront sans doute pas après. Car les Tournois sont avant tout « une nourriture de l’esprit sur des sujets de société » comme le rappelle la maître de cérémonie, Florence Hainaut. Mais elle suscite l’envie de s’informer, d’ouvrir un livre, lancer une discussion, écouter des opinions divergentes dans une sérénité rarement vue dans les médias.