Exode en Belgique, août 1914. © Archives Belgian Defense/DG Com
Exode en Belgique, août 1914. © Archives Belgian Defense/DG Com

A l’époque où les Belges étaient réfugiés

27 novembre 2015
Par Yannick Colin
Temps de lecture : 8 minutes

Des centaines de milliers de migrants fuient aujourd’hui la guerre. Ils tentent de trouver refuge en Europe, notamment en Belgique. Leur présence soulève de multiples questions. Cette situation, les Belges l’ont aussi connue pendant la Première Guerre mondiale. Une page d’histoire à se remémorer d’urgence. Le chercheur Michaël Amara (ULB), spécialiste de cette période de l’Université Libre de Bruxelles, et aujourd’hui archiviste aux Archives Générales du Royaume, nous rafraîchit la mémoire.

Les réfugiés belges de 14-18

 

Si les deux grands conflits du XXe siècle ont connu des exodes massifs de Belges, seul celui de 1914 a provoqué un exil prolongé. Un million et demi de Belges fuient l’avance allemande. Elles se retrouvent principalement aux Pays-Bas, pays neutre, en France et en Grande-Bretagne. Les conditions de séjour aux Pays-Bas provoquent le retour d’une grande partie des exilés. En France et en Grande-Bretagne, en revanche, ils vont s’installer. Au total, 600.000 Belges seront ainsi des réfugiés pendant toute la durée du conflit.

 

« Lors du premier conflit mondial, il n’y a pas de différence dans le traitement entre civils et militaires », précise ce spécialiste de la question des réfugiés belges de 1914.

 

Une découverte pour les populations de l’époque

 

« Au début du conflit, raconte l’historien, des civils viennent assister aux premiers engagements entre armées belge et allemande. Face au souffle des obus modernes, aux destructions qu’ils occasionnent, les curieux prennent conscience du danger et fuient. »

 

Autre élément déterminant : les massacres de civils perpétrés par les troupes allemandes. Ces massacres provoquent la panique. Comme à Tournai, à la fin du mois de septembre 1914, lorsque la moitié de la ville part sur les routes alors que les troupes du Kaiser sont encore à une centaine de kilomètres de la cité.

 

Des accueils très différents

 

Un million de Belges fuient vers les Pays-Bas. Un million pour une population néerlandaise de 6 millions. L’accueil est donc pour le moins mitigé. Les autorités pratiquent ce qu’elles appellent une « douce pression ». Elles font tout pour que les réfugiés ne s’installent pas dans le pays : les camps sont inadaptés, insalubres. Certains connaîtront le typhus et une mortalité très importante. Ils ne seront aménagés qu’à la fin de 1914. Mais à ce moment-là, 90% des exilés sont rentrés au pays ou sont partis en Grande-Bretagne.

 

En France et en Grande-Bretagne, l’accueil est excellent. En ce début de conflit, les Belges sont considérés comme des victimes et des héros. Des victimes parce que la neutralité de la Belgique a été foulée au pied par les Allemands. Des héros parce que la petite nation résiste.

 

Des comités se forment pour aider les Belges réfugiés. Certains sont même accueillis chez des particuliers. « Dans les deux pays », précise Michael Amara, « les exilés bénéficient des mêmes droits aux aides sociales que les nationaux. Les différences de tradition se marquent cependant : en Grande-Bretagne le soutien est d’abord privé, assuré par des associations caritatives. En France, il est pris en charge par l’état. Dès la fin de l’année 1914, une même allocation est versée à tous les déplacés indigents, français comme belges ».

 

Ces « beaux débuts » expliquent que plus de 150.000 Belges passeront la guerre en Grande-Bretagne et environ 320.000 en France.

 

Ils étaient des héros, ils deviennent des planqués

 

« Avec l’enlisement du conflit, la perception des réfugiés belges s’inverse », explique Michael Amara. « Ce ne sont désormais plus des victimes, mais des « planqués ». Pour preuve : au printemps 1915, les maires de certaines communes françaises refusent de distribuer l’allocation destinée aux exilés belges. Une allocation cependant maintenue jusqu’à la fin du conflit. Autre indice : en Angleterre, les réfugiés accueillis chez des particuliers sont renvoyés dans les camps près de Londres. La lassitude s’installe et progressivement, une certaine hostilité ».

 

Beaucoup d’hommes des deux pays sont sur le front. Ce n’est pas le cas des réfugiés belges. Cela provoque des réactions parfois violentes. Au printemps 1916, des émeutes Anti-Belges éclatent dans la banlieue de Londres. Cette hostilité pousse le gouvernement belge en exil à agir. En juillet 1916, il décrète l’appel obligatoire des hommes entre 18 et 40 ans. Des réfugiés de France et de Grande-Bretagne sont envoyés sur le front de l’Yser. Des réfugiés, mais pas tous…

 

Des travailleurs indispensables à l’effort de guerre

 

En France, dans l’industrie comme dans les campagnes, les réfugiés belges pallient le manque de bras. Ils sont ouvriers d’usine, particulièrement dans la métallurgie et les fabriques d’armement. Ils sont agriculteurs dans les régions fertiles de l’Eure ou de l’Oise. Ils sont industriels et investissent dans le pays d’accueil.

 

C’est le cas d’Alexandre Galopin. Il fonde la Manufacture parisienne d’armes à Levallois et de la Manufacture d’armes de Paris à Saint-Denis.
En 1917, en Grande-Bretagne, les Belges constituent la plus importante main-d’œuvre ouvrière étrangère du pays. Et beaucoup de ces travailleurs, indispensables à l’effort de guerre bénéficient de sursis.

 

La grogne syndicale en Grande-Bretagne

En s’insérant dans le monde du travail en Grande-Bretagne, ces réfugiés belges modifient leur image. Ils échappent aux dames patronnesses qui s’occupaient d’eux. Pour ces dames de la bonne société britannique, les Belges sont vulgaires. Ce sont des hommes « qui boivent de la bière et rotent à table ». Désormais, ils seront considérés comme de bons travailleurs, rudes à la tâche.

 

Car, en 1914, la Belgique est très en retard sur le plan social. En Grande-Bretagne les 8 heures et la semaine de 6 jours sont courantes. En Belgique, il n’est pas rare de travailler encore 12 heures. Et les salaires y sont beaucoup plus bas. Du coup, les réfugiés sont peu exigeants. Ils parviennent même à envoyer de l’argent à ceux qui sont restés au pays.

 

Les syndicats britanniques voient tout cela d’un mauvais œil. Ils considèrent les Belges comme les agents d’une sorte de « dumping social ». Les relations entre travailleurs locaux et « immigrés » sont souvent difficiles. En 1916, les Belges créent leur propre syndicat en Angleterre. Cela apaisera les tensions, mais ne les fera pas disparaître. Certaines entreprises n’emploieront dès lors que des ouvriers belges.

 

Agitation « anti-Belges » en France

 

Et puis, à partir de 1917, une vague xénophobe parcourt les pays en guerre. Comme le dit Michael Amara « les privations dues à la guerre sont telles que le partage avec d’autres devient difficile ». En France, une certaine agitation anti-Belges voit le jour. Dans la région de Toulouse les Belges sont traités de salopards parce que certains bénéficient de sursis ; au Havre il y a même quelques bagarres opposant des Belges à des gens du cru ; à Rouen, les habitants se plaignent de ces ouvriers toujours prêts à travailler pour de bas salaires. Ils les rendent responsables de la cherté des loyers.

 

Et puis, dans un pays où les hommes sont rares, il y a des couples qui se forment. Ce thème, récurrent dans l’histoire des migrations trouve un écho littéraire. Dans les « Croix de bois » de Roland Dorgelès, une mauvaise nouvelle attend le héros revenu des combats. Un ami l’interpelle : « Tiens, v’là une babille qui est arrivée pour toi… C’était de sa concierge : elle lui apprenait que sa femme était partie avec un Belge, en emportant les meubles ».

 

Une intégration en demi-teinte, un retour sans gloire

 

Selon les recherches de Michael Amara, 90% des Belges n’avaient qu’une envie : rentrer au pays. Ils ne s’intègrent donc pas réellement. En France par exemple, les Flamands ne parlent toujours pas le français en 1918. Ils restent ensemble, ont leurs quartiers, leurs cafés. Même constat en Grande-Bretagne où il existe des boucheries belges, des commerces où l’on vend de la viande de cheval. Une viande qui n’est pas consommée par les Anglais.

 

Cette intégration peu réussie explique qu’une fois les combats terminés, les réfugiés de 1914 reprennent le chemin de la Belgique. Dès le 13 novembre, trois jours après l’armistice, les premiers bateaux rapatrient les Belges de Grande-Bretagne. En France, l’allocation aux réfugiés est supprimée. Les réfugiés rentrent. Ce retour s’explique aussi par la politique du gouvernement belge en exil. Peu présent sur le terrain social, il avait tenté de maintenir le lien avec la mère patrie.

 

Écoutez Michaël Amara à propos de la politique du gouvernement belge et à l’enracinement de certains réfugiés en France

Un retour sans gloire

 

Le retour des réfugiés est tout sauf glorieux. Ils taisent leur expérience. La mémoire patriotique est entièrement monopolisée par les exploits militaires et les souffrances de la Belgique occupée. Cet énorme exode, cette histoire qui a concerné près de 10% de la population de l’époque, ne sera quasiment jamais évoqué.

Monument d'hommage des Britanniques au peuple belge, Bruxelles. © Y.C. (Cliquer pour agrandir)
Monument d’hommage des Britanniques au peuple belge, Bruxelles. © Y.C. (Cliquer pour agrandir)

Alors qu’un monument (photo ci-contre)  célèbre l’aide des Belges aux soldats britanniques, rien ne vient honorer l’appui des Français et des Britanniques aux réfugiés belges. Il aura fallu attendre les travaux de Michael Amara, aujourd’hui archiviste aux Archives Générales du Royaume, pour rappeler cet épisode de notre histoire.

 

De l’accueil solidaire au rejet, des difficultés du début à l’insertion dans le monde du travail, cette histoire fait écho à d’autres migrations. Elle permet aussi une mise en perspective des événements actuels.

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