Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Société nationale des chemins de fer belges (SNCB) s’est chargée de la grande majorité des déportations organisées par l’occupant allemand depuis la Belgique. Entre 1941 et 1944, ses wagons ont transporté 189.542 travailleurs forcés, 25.490 Juifs, 16.081 prisonniers politiques et 353 Tsiganes vers l’Allemagne ou vers l’Est. Ses cheminots se sont engagés dans la Résistance. Ils ont perturbé la circulation des trains. Endommagé le matériel. Étouffé les ordres allemands…
L’historien Nico Wouters, directeur du Centre d’étude guerre et société des Archives de l’État (CegeSoma), analyse cette coopération dans «Le rail belge sous l’occupation». Le livre, paru aux éditions Racine, s’appuie sur le rapport demandé au Centre d’étude, en 2022, par le ministre de la Mobilité du gouvernement fédéral belge et la présidente du Sénat.
«Le rôle de la SNCB pendant dans la Seconde Guerre mondiale n’a pas fait jusqu’ici l’objet d’études approfondies», constate le spécialiste de la Seconde Guerre mondiale et des politiques mémorielles. «Le passé de guerre de la SNCB n’a pas grand-chose à voir avec la collaboration. Cela rend cette histoire d’autant plus fascinante. Car c’est précisément dans la zone grise que se situent les choix les plus difficiles à faire. Et, partant, les leçons les plus intéressantes à tirer.»
Garantir le ravitaillement
Le personnel de la SNCB devait-il assurer tous les convois? La SNCB a-t-elle été rétribuée pour ces services? Les archives présentent d’importantes lacunes. Pour Nico Wouters, il ne faut pas envisager isolément ces questions. «Derrière leur simplicité apparente se cache une réalité complexe, inhérente au contexte de l’Occupation. Et y répondre implique une évaluation approfondie des responsabilités dans une perspective historique.»
Selon le professeur invité à l’UGent, la décision de reprise du travail de la SNCB en juin 1940 et de collaborer avec l’occupant ne constitue pas une erreur. La priorité absolue était de garantir le ravitaillement. En particulier des aliments. La SNCB doit également assurer les transports allemands. La ligne rouge est franchie lorsqu’elle effectue des transports militaires. Ces prestations prennent rapidement des proportions considérables avec des livraisons d’armes, de munitions, de chars, de matériel roulant. La participation de réservistes allemands n’est pas exclue.
La SNCB est indemnisée
Le conseil de direction et le conseil d’administration de la SNCB s’inclinent devant la suprématie militaire allemande. Son directeur général Narcisse Rulot accepte, sans discussion, les transports militaires.
«Quant à savoir si, en 1940, il agit de la sorte sciemment ou par aveuglement sincère, cela relève de la conjecture, bien que la première option soit la plus probable. Sa deuxième erreur consiste à ne pas considérer les trains de déportation en 1941, pour les prisonniers politiques, ou en 1942, pour les Juifs et les travailleurs obligatoires, comme un fait nouveau et particulier contre lequel il peut et doit agir. Il est quasiment certain que ni lui ni le conseil de direction n’ont jamais été consultés sur l’organisation de ces trains de déportation. Cependant, l’information sur ces trains a dû lui parvenir à un moment ou à un autre.»
«Lorsque les nazis se mettent soudain à déporter aussi des personnes âgées, des femmes et des enfants, il ne fait plus de doute que la situation dégénère. Rulot rate là une occasion unique de protester.»
Pendant l’Occupation, la SNCB a perçu 41.946.243 BEF du MER, l’Agence de voyages pour l’Europe centrale. «Le fait que la SNCB ait été indemnisée pour ces services ne fait qu’accroître cette responsabilité. L’existence de ces paiements ébranle l’argument de la contrainte et renforce pour le moins l’impression que ces services avaient un caractère volontaire.»
Une responsabilité nuancée
Des facteurs nuancent la responsabilité individuelle de Narcisse Rulot. Le directeur général et le directeur du service social ont été sanctionnés pour leur attitude antipatriotique. Mais ils ont aussi été reconnus officiellement comme résistants.
«Nos recherches ont mis en lumière la quasi-impossibilité de trouver une échappatoire en 1940», explique l’historien. «Tout refus de principe d’assurer les transports allemands aurait probablement été vain. La donne change toutefois progressivement après juin 1941 et surtout vers la fin de 1942. À cette époque, Rulot est bien en selle et les Allemands sont davantage tributaires de la SNCB ne disposant plus d’effectifs allemands comme en 1940 et 1941.»
«Rulot a déployé d’ambitieuses mesures sociales et les Allemands comptent sur lui pour regagner la collaboration du personnel, de plus en plus réfractaire. Le pouvoir renforcé dont Rulot dispose lui procure aussi une plus grande marge de manœuvre. C’est pourquoi il pourra rester en poste jusqu’en février 1944.»