La bombe atomique du 21e siècle n’est pas celle que l’on croit

29 mars 2022
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 5 min

La guerre en Ukraine a réactivé le spectre de l’arme nucléaire. Mais comme l’analyse François Gemenne, chercheur qualifié du FNRS à l’ULiège et Directeur de l’Observatoire Hugo dédié à l’étude des migrations environnementales, la bombe nucléaire du 21e siècle n’est pas celle que l’on pense.

« Aujourd’hui, cette bombe nucléaire prend la forme d’un risque de désengagement des états dans la lutte contre les changements climatiques », indiquait-il lors de l’événement sur la décarbonation de nos sociétés, organisé par l’ULB dans le cadre des Amphidurables, un cycle de conférences sur la transition orchestré par les universités de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

« Avec la guerre en Ukraine, et l’isolement de la Russie, mais aussi les bouleversements dans les équilibres mondiaux que ce conflit va durablement engendrer, je ne suis pas sûr que nous continuerons cette année à sanctuariser les négociations internationales sur le climat », déplore-t-il.

La COP27, la prochaine conférence pour le climat prévue en novembre 2022 à Charm el-Cheikh, en Egypte, devrait être révélatrice à ce propos. « Isoler la Russie comme nous le faisons suite à son agression de l’Ukraine est compréhensible. Mais nous ne pouvons pas nous passer de la Russie dans le cadre de la lutte globale contre le réchauffement climatique, si nous voulons atteindre nos objectifs », assène, en substance, le chercheur.

La guerre en Ukraine, va-t-elle accélérer la décarbonation? 

Le conflit déclenché par la Russie souffle le chaud et le froid en ce qui concerne la décarbonation de nos économies. Outre les craintes du scientifique en ce qui concerne la prochaine COP27, il constate aussi que ce conflit, qui devrait profondément modifier les équilibres mondiaux, peut être source d’espoir ou, au contraire, de craintes pour le climat.

« Dans le sillage de cette guerre, on assiste, par exemple, à une hausse vertigineuse du prix des énergies. Ce conflit met également en lumière la dépendance de l’Europe au gaz et au pétrole russes. Chaque jour, 700 millions d’euros filent vers la Russie pour lui acheter du gaz et du pétrole. Si nous avions entamé la transition énergétique voici 10 ou 20 ans, nous n’en serions pas là aujourd’hui », pointe François Gemenne.

« Au contraire, jusqu’à l’invasion en Ukraine, nous avons même accepté la construction d’un nouveau gazoduc qui évite ce pays, pour assurer nos approvisionnements en ligne directe avec la Russie. Il est évident que si nous n’avions pas attendu pour accélérer cette transition énergétique, nous serions aujourd’hui en mesure d’imposer des sanctions beaucoup plus sévères. Toutefois, on a aussi l’impression que cette guerre commence à faire réfléchir plusieurs chancelleries européennes sur les questions de stratégies et de souverainetés énergétiques. Et que cette crise pourrait devenir une sorte d’accélérateur de la transition énergétique. »

Rouvrir les mines de charbon face à l’urgence

« Face à cette crise, on a l’impression d’entendre désormais les décideurs politiques européens tenir le même discours que ceux des débats du GIEC, sur la nécessité de sortir immédiatement des énergies fossiles », dit-il.

Le scientifique n’affiche cependant pas un optimisme béat. « Il n’est pas certain que la guerre accélère la transition énergétique », reprend-il. « On pourrait même craindre un retour en arrière. Pour pouvoir se passer du gaz et du pétrole russes, certains pays européens négocient déjà des contrats gaziers avec des pays du Golfe. Les États-Unis discutent pétrole avec le Venezuela. On passe de l’approvisionnement en hydrocarbures d’un régime autoritaire à un autre régime autoritaire », constate-t-il.

« Pire encore, on envisage de rouvrir certaines mines de charbon en Allemagne et en Pologne pour précisément faire face à l’urgence, car en se rend compte qu’on a trop traîné et qu’on se retrouve acculé à se tourner vers des solutions du passé. »

Un virage dans l’écologie politique

« La difficulté pour nos gouvernements est de pouvoir articuler l’urgence du moment avec des politiques de long terme, et de ne pas hypothéquer aujourd’hui, dans l’urgence, les chances de lutter efficacement contre les changements climatiques. L’impératif de sobriété énergétique, qui était encore il y a un mois associée à un retour en arrière, à l’âge des cavernes, est en train de s’imposer. »

« Nous assistons à un virage réaliste de l’écologie politique », indique-t-il encore. « Les solutions préconisées jadis pour la protection du climat deviennent des mesures vitales pour assurer notre défense et notre sécurité », conclut-il.

Deux chiffres donnent une idée des défis sur la table. « Depuis 1990, année du premier rapport du GIEC, nos émissions de gaz à effet de serre ont augmenté de 55% », rappelait Romain Weikmans, enseignant à l’ULB et chercheur à l’Institut finlandais des affaires internationales, juste avant l’intervention de François Gemenne.
« Mais, par ailleurs, depuis 2010, on observe une diminution du coût des panneaux solaires de l’ordre de 80% »

Le respect de l’objectif de l’Accord de Paris visant à contenir l’élévation de la température moyenne à la surface de la Terre sous 1,5 ou 2°C par rapport à la période préindustrielle nécessite des efforts de décarbonation d’une ampleur sans commune mesure avec ceux déjà réalisés jusqu’à présent.

Pour limiter le réchauffement à 1,5°C, il est par exemple nécessaire de diviser au moins par deux les émissions mondiales de dioxyde de carbone d’ici à 2030. De plus, les efforts d’atténuation devront se poursuivre sur des décennies afin d’atteindre des émissions nettes nulles de dioxyde de carbone (ce que l’on désigne sous les termes de « neutralité carbone ») au niveau mondial entre 2050 (pour rester sous 1,5°C) et 2070 (pour rester sous 2°C).

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