Certains disent qu’il n’est pas censé voler : ses ailes ne devraient pas supporter son poids, mais il ne le sait pas ; son air un peu bonhomme le rend fort sympathique, on dit qu’il ne pique pas. Le bourdon, ce cousin de l’abeille, reste encore aujourd’hui un genre bien peu connu. Le Dr Sarah Vray, postdoctorante à l’UMons, remet les pendules à l’heure.
Comme toutes les autres abeilles sauvages, les bourdons se nourrissent du nectar des fleurs et nourrissent leurs larves avec le pollen qu’elles récoltent. Leur corps est cependant plus trapu, velu, et souvent plus coloré.
« Il en existe 250 espèces dans le monde, 68 en Europe. Il est généralement assez difficile de les différencier car deux espèces peuvent avoir le même « pattern » (les mêmes caractéristiques physiques), et une même espèce peut avoir des patterns différents… », décrit Sarah Vray.
Le plus souvent, les bourdons vivent en colonies : une reine, des mâles et des ouvrières. Leur rôle dans la pollinisation des plantes à fleurs est très important : pour 20 cultures, sa valeur est estimée à 4600 € par hectare par an. Sans compter le rôle de la pollinisation dans la conservation de la biodiversité.
Victime, comme tant d’autres espèces, de causes humaines et naturelles, ses populations ont tendance à diminuer, parfois dramatiquement. Presque la moitié des espèces de bourdons est en déclin, et un quart de celles-ci est déjà en voie d’extinction.
Des données séculaires éclairent le présent
Sarah Vray a étudié les causes du déclin des bourdons en Belgique en collaboration avec Natuurpunt et Natagora. Grâce aux bases de données de ces organisations, ce sont plus de 200 000 spécimens couvrant la période1970-1989 et 1990-2016 qui ont pu être étudiés.
Une base de données supplémentaire a offert des informations cruciales : les spécimens de la collection de Ball de l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, qui couvre la période 1910-1930.
Cette collection historique lui a permis de comparer les populations en présence sur certains territoires à l’époque et aujourd’hui. Et de constater que les espèces diminuaient et s’appauvrissaient.
Le danger de la spécialisation
En étudiant ces données, et en les complétant de prélèvements et d’observations sur le terrain, elle a constaté un déclin de la richesse spécifique (le nombre d’espèces).
« Ce sont celles qui nichent à la surface du sol, comme dans une touffe d’herbe ou de la mousse, qui ont le plus tendance à disparaître. Elles sont sensibles au fauchage et aux écarts de température. Elles produisent moins d’ouvrières et possèdent donc moins de main d’œuvre pour aller chercher de la nourriture et s’occuper de la descendance », précise Sarah Vray.
Elles sont souvent associées aux légumineuses (trèfle, luzerne) utilisée pour enrichir les sols en azote avant l’arrivée des engrais chimiques, et aujourd’hui abandonnées.
« Elles sont souvent très spécialisées », continue la chercheuse, « elles butinent un plus petit nombre de plantes et vivent dans un plus petit nombre d’habitats. Elles préfèrent les milieux ouverts, comme les prairies, plutôt que les forêts, les mettant à découvert. »
Au niveau national, ce sont 9 espèces de bourdons qui ont disparu en 100 ans. Et cette baisse d’effectifs se retrouve également ailleurs en Europe.
Différences du Nord au Sud
Attention toutefois : si elle a pu établir une tendance nationale, une différenciation topographique lui a permis une autre observation. Bien que les bourdons aient subi une lourde perte à Moorsel, dans les environs d’Alost, leur richesse spécifique a augmenté à Torgny, en Gaume !
En effectuant des prélèvements et en comparant les données de différentes régions, Sarah Vray a pu constater que l’occupation des sols spécifique à chaque région influençait profondément la prolifération des bourdons. Elle s’est rendue à Moorsel (Brabant Flamand), Trivières (Hainaut), Francorchamps (Liège) et Torgny (Luxembourg).
À Moorsel, dans les environs d’Alost, les effets des jardins et des habitations humaines se font sentir : de 25 espèces au début du siècle, on est passé à 8 espèces. Bombus pascuorum, le bourdon des champs, domine : il représentait 25 % des espèces en présence ; aujourd’hui il est à 61 %.
Même constat pour les 4 autres espèces qui sont présentes partout, dans toutes les régions : Bombus lapidarius (le bourdon des pierres), Bombus pratorum (le bourdon des prés), Bombus hypnorum (le bourdon des arbres) et Bombus terrestris (le bourdon terrestre).
Urbanisation et intensification agricole
Cultures, vergers, landes et tourbières, prairies, jardins et parcs, installations humaines, forêts et broussailles impactent donc bel et bien la biodiversité.
« Il y a 100 ans, pourtant, les cultures étaient déjà présentes et n’avaient pas un impact aussi négatif. La raison ? Elle est double : une moins grande diversité et une intensification des cultures », précise Sarah Vray.
Engrais chimiques pour haut rendement, larges monocultures simplifiées et homogènes, diminution des surfaces de culture, triplement du rendement à l’hectare, pâturages extensifs et fauchage précoce ont vite fait de perturber massivement les écosystèmes soumis à cette culture agressive. Plus de fleurs, au mieux du pissenlit. Le seul havre de paix pour les populations de bourdons que représente le Ravel, ce réseau de voies vertes réservées à la mobilité douce en Région wallonne, est lui-même fréquemment tondu.
« À Torgny, en Gaume, inversement, l’urbanisation et la densité de culture sont faibles et les forêts et prairies encore abondantes. Bombus soroeensis et Bombus sylvarum, largement présentes, n’ont pas vu leurs populations impactées négativement », compare la chercheuse.
Les Astéracées, source de nectar
Les ressources florales sont d’une importance primordiale pour la présence des bourdons. Les légumineuses, comme la luzerne ou le trèfle, représentent une source précieuse de pollen, récolté par les ouvrières. Les Astéracées, quant à elles, ne contiennent que peu de pollen mais constituent une réserve importante de nectar. Et c’est justement cela que recherchent la plupart des mâles, bien moins nombreux que les ouvrières.
Les mâles butinent en fin d’été, sur des chardons, qui sont des Astéracées, presque seule ressource florale encore disponible. Chez certaines espèces sensibles, les reines apparaissent plutôt tardivement dans la saison et préfèrent également des plantes à floraison plus tardive comme les chardons.
« Les chardons représentent une source de nourriture très importante dans le régime du bourdon. Il existe pourtant une loi d’échardonnage, qui oblige à détruire systématiquement les cardués, compris dans la famille des Astéracées », explique Sarah Vray.
Une loi dévastatrice
Cette loi, datant de 1971, prévoit en effet « d’empêcher par tous les moyens la floraison ainsi que le développement et la dissémination des semences de chardons nuisibles » pour les prairies et les cultures, soit 4 espèces : le cirse des champs (Cirsium arvense), le cirse lancéolé (Cirsium vulgare), le cirse des marais (Cirsium palustre) et le chardon crépu (Carduus crispus). Pourtant, certaines espèces rares et en déclin, comme Bombus lapidarius, en dépendent.
D’autres espèces de bourdons dépendent d’Astéracées qui ne sont pas visées par loi. Certaines sont même protégées ! Malheureusement, les différentes espèces sont difficilement différentiables et il est plus aisé pour les agriculteurs de se débarrasser de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un chardon, nuisible ou non.
Comme toujours, lorsqu’il s’agit de biodiversité, le déclin des populations de bourdons a un impact direct sur les populations d’autres espèces prédatrices, comme certains oiseaux. L’enjeu de la conservation de cette loi dans l’état est donc plus important qu’il n’y paraît, et son objectif de préservation des cultures pourrait avoir des conséquences terribles.
« Il est plus que temps que les politiciens limitent l’urbanisation des terres et en rendent les zones urbaines plus accueillantes pour la nature, en développant les transports en commun, et en privilégiant une politique énergétique plus écologique », insiste la chercheuse, en admettant néanmoins que le changement est en marche.
Ce qui ne l’est pas du tout, selon elle, c’est la réforme de la politique agricole commune. « Il faut redonner une place légitime à la nature dans les paysages agricoles, par exemple en privilégiant les prairies extensives et prés de fauche en fauchage tardif et riches en fleurs, en restaurant les réseaux de haies et de bosquets ainsi que les microreliefs (comme les talus), en limitant l’apport d’engrais et de pesticides dans les prairies et les champs, et en laissant une place aux « adventices » comme les chardons », encourage-t-elle.
Loin d’être pessimiste, le Dr Sarah Vray propose des solutions : « Les jardins sont de réels refuges pour les bourdons, on peut y privilégier les fleurs indigènes, tout au long des saisons printanières et estivales. Il ne faut pas hésiter à y mettre des « mauvaises » herbes et des herbes aromatiques. Et laisser pousser les centaurées, qui ne sont pas concernées par la loi d’échardonnage. Laisser des zones non tondues ou semer des « prairies fleuries », planter des haies champêtres et des arbres fruitiers. Installer des tas de bois, de pierres ou de la mousse pour la nidification. Bref, laisser place à la nature ».