Réfractaire, brute, décalée, spontanée et en marge des réseaux de production-diffusion traditionnels. Telle est la manière dont on peut définir les œuvres littéraires dites « sauvages ».
Interroger et mieux comprendre ce pan marginal de la production littéraire est l’intérêt des recherches de Denis Saint-Amand, docteur en langues et lettres et chercheur qualifié F.R.S-FNRS à l’Université de Namur. Auteur de plusieurs travaux sur la question, le chercheur étudie aujourd’hui la production sauvage collective, incluant les albums, les journaux et revues amateurs, ainsi que les tags.
Verlaine et Rimbaud vous disent « zut »
« L’histoire de la littérature a souvent tendance à s’en tenir à un certain nombre de “grands auteurs” et de “grandes œuvres”. Tenter d’expliquer la façon dont fonctionne cette activité à une époque donnée implique pourtant de dépasser cela. Il est nécessaire d’interroger des phénomènes de croyance, des interactions entre acteurs, des postures, des rites, des luttes… et des discours qui ne prennent pas place dans le livre. Soit parce qu’ils en sont écartés, soit parce que leur auteur souhaite les déployer sur d’autres supports », explique le Dr. Saint-Amand.
L’étude de la littérature sauvage s’inscrit ainsi dans un domaine de recherche particulier : la sociologie de la littérature. Denis Saint-Amand codirige d’ailleurs la revue COnTEXTES dédiée à cette discipline. Celle-ci étudie la littérature en tant que « fait social », en interrogeant les conditions qui, à une époque donnée, orientent les pratiques d’écriture, les idéologies ou encore les sociabilités qu’elle permet de développer.
« C’est dans une perspective sociologique que j’ai notamment analysé les écrits du Cercle des poètes zutiques, créé en 1871 par des écrivains et artistes, dont Arthur Rimbaud et Paul Verlaine, qui se rassemblent en secret pour dire “zut” à l’ordre établi », précise le chercheur.
Leur volonté ? Prendre à contre-pied les conventions comportementales, morales, sexuelles et littéraires alors en vigueur. Lors de ces réunions, les membres produisent des poèmes et des caricatures, rassemblés en un album, qui tournent en dérision les dominants des milieux littéraire et politique de l’époque. « Cette opposition se manifeste à la fois dans le développement de sonnets monosyllabiques, rompant nettement avec le noble alexandrin, et sur le plan thématique : le poème plus connu de cet album, composé par Rimbaud et Verlaine, s’intitule “Sonnet du Trou du Cul ”. Il parodie ici le genre du blason, qui s’attelle à décrire chastement les parties du corps de la femme ».
Provocants, ces poèmes n’étaient toutefois pas destinés à la publication. Écrire ces textes permettait surtout aux auteurs de se défouler et de se dégager, pour un moment, des normes et des contraintes de leur temps.
La poétique des gilets jaunes
Dans le cadre de son mandat de chercheur qualifié, Denis Saint-Amand étudie les logiques de production et de réception de trois types d’écrits sauvages, réalisés en collectif, et débordant parfois du milieu littéraire. Son analyse porte sur les recueils manuscrits, tels que « Le livre d’or du Chat Noir », rassemblant les dessins et poésies des artistes qui fréquentaient ce célèbre cabaret de Montmartre. Mais aussi les journaux et revues amateurs, comme ceux composés par les cercles d’étudiants et ceux produits par les écrivains de la France résistante. Et, enfin, les graffitis, pancartes et banderoles.
« Ce dernier phénomène témoigne de la vitalité d’un discours et de la volonté de ses auteurs de le faire rayonner. J’ai récemment travaillé sur la poétique des gilets jaunes en analysant le message véhiculé par leurs tags durant les manifestations. Là où certains discours médiatiques visaient à réduire le mouvement à une masse violente et peu instruite, l’analyse de leurs écrits “sauvages” permet d’observer une vivacité en matière de détournement », témoigne le Dr. Saint-Amand.
Certains tags ont notamment transformé le cri de Macron “Parce que c’est notre projet”, en clôture de son meeting en décembre 2016 à Paris, en “Parce que c’est notre projectile” ou “Parce que c’est notre rejet”.
« De nombreux écrits subvertissent en outre les formules lapidaires du président (“Nous sommes le bug dans la start-up nation”), témoignent d’une conscience historique (“La Commune demeure” ou “1871 raisons d’y croire”) et, de façon générale, une virtuosité comique (“Non à la benallisation des violences policières”). Des éléments qui montrent combien le portrait donné par les médias est trompeur », assure le chercheur.
Marginale, la littérature sauvage a souvent été liée à l’insubordination : « Cela se remarque particulièrement dans les journaux de la résistance, qui misent par nécessité sur des supports de fortune. Dans le cas des Zutistes, la liberté de thèmes et de formes de leurs écrits est aussi un moyen de refuser les contraintes de la 3e République. En général, les productions sauvages permettent de contourner la censure, de contester les obligations propres au système éditorial et de se ménager une liberté totale » conclut le Dr. Saint-Amand.
La recherche sur les productions et supports sauvages permet ainsi de mieux cerner la manière dont l’écriture peut se déployer hors du livre. Des productions parallèles qui nourrissent et dynamisent le monde des lettres, mais dont la portée peut aussi dépasser ce dernier.