Au grand dam du sociologue Didier Vrancken, les personnes précarisées sont perçues aujourd’hui comme responsables de leur situation. On ne souhaite plus payer pour des individus jugés incapables de fournir les efforts nécessaires pour s’intégrer socialement et professionnellement. Les plus vulnérables sont devenus de nouveaux barbares accablés de tous les maux.
Des défis tous azimuts
Le professeur à la faculté des Sciences sociales et au Centre de recherche et d’interventions sociologiques de l’Université de Liège (ULiège) montre comment la lassitude de la solidarité et des plus pauvres s’est installée dans «Les invisibilités barbares». Une coédition des Presses universitaires de Liège et des éditions IES dans la Petite Collection MSH de la Maison des Sciences de l’Homme de l’ULiège.
«Pensé à l’origine dans le cadre d’une Chaire Francqui qui me fut octroyée par l’Université libre de Bruxelles en 2012, le présent ouvrage voit, pour sa part, le jour à une époque marquée à son tour par tant de défis», explique le docteur de l’Institut d’études politiques de Paris. «Brexit, réactions anti-européennes, montée des populismes, des partis d’extrême droite et des discours qui agitent un peu partout la promesse du retour à une souveraineté identitaire et culturelle. L’ensauvagement du monde prend aujourd’hui des proportions inquiétantes tant il génère rancœur et ressentiment.»
L’égalité est meilleure pour tous
Pour le président d’honneur de l’Association internationale des sociologues de langue française, il faut oser remettre la question du bien-être et de la qualité de vie au cœur des débats et des politiques sociales. Il ne suffit pas d’activer les personnes. Il faut aussi prendre au sérieux l’adage «l’égalité est meilleure pour tous».
«Le social est notre affaire à tous», souligne le Pr Vrancken. «Il s’adresse à tous et pas seulement aux plus déshérités. On l’oublie de plus en plus souvent. Après le temps des invectives d’un côté, et de la colère de l’autre, doit venir celui des réponses autour de la reconstruction, du redéploiement, de la recomposition d’un social pour tous. Respectueux de tous et de l’environnement. Nos sociétés sont riches. Elles en ont les moyens. Mais en auront-elles la volonté en s’attaquant aux inégalités, en relançant une dynamique de redistribution durable?»
Et si c’était nous?
En 2018, à Lausanne, lors du congrès international de la Société suisse de travail social, le sociologue est impressionné par le travail d’une photographe qui a bénéficié de l’aide sociale pendant quelques mois. Avec leur accord, la jeune fille présente le témoignage et expose le portait d’autres allocataires, âgés de 19 à 63 ans. Leur vie a basculé après un licenciement, un accident médical, un divorce, une enfance tourmentée ou une situation professionnelle instable. Le catalogue de l’exposition pose une question terrible: «et si c’était nous?». Les photos et les récits sont publiés sur le site des «Itinéraires entrecoupés» par des accidents de la vie.
«J’ai choisi de séparer les portraits des témoignages», précise la photographe Ghislaine Heger. «Lorsque l’on regarde un portrait, on ne peut s’empêcher de se raconter une histoire. Mais si l’on en donne les clés, cela peut se retourner contre la personne et augmenter les clichés. Or, ce travail vise avant tout à les casser.»
«En découvrant les portraits, puis les témoignages, le hors-champ qui les délie nous permet de nous poser cette question», ajoute-t-elle. «Trop souvent, des clichés réducteurs coupent court au dialogue, par manque d’informations au public, par complexité des assurances sociales, plaçant ainsi le bénéficiaire dans une case hors système. Or, aujourd’hui, toutes les couches sociales et tous les niveaux d’éducation sont concernés. Personne n’est à l’abri de tout perdre.»
Penser les interventions autrement
Les situations problématiques appellent des interventions efficaces… «Les mouvements de reconfiguration des politiques sociales auxquels on a assisté au cours de ces dernières années sont apparus comme un impensé des politiques contemporaines de protection sociale», juge Didier Vrancken.
«On a ainsi plutôt géré la crise au coup par coup, en reportant les coûts sur les personnes, les familles et les collectivités locales, en attente d’une reprise économique devenue, à la longue de plus en plus aléatoire. Mais en accordant la priorité aux dimensions économiques et financières, on n’a pas repensé la dynamique même de politiques en actes. À savoir, des politiques menées concrètement auprès des personnes. Et expérimentées de longue date dans la sphère de l’intervention et des systèmes locaux.»