Professeur au Département des sciences naturelles de l’Université du Québec en Outaouais (UQO) et spécialiste de l’économie écologique, Jérôme Dupras est cette semaine à Bruxelles. Il y donne deux leçons publiques à l’Académique Royale des Sciences dans le cadre de la Chaire du Québec, organisée au sein du Collège Belgique.
Cette Chaire accueille deux fois par an une personnalité académique québécoise de renommée internationale. Son but ? Contribuer à la diffusion de la connaissance, en français, et approfondir les échanges scientifiques et culturels entre le Québec et la Fédération Wallonie-Bruxelles. Avec le Pr Dupras, qui ouvre cette Chaire cette année, il y sera question des services écosystémiques rendus par la nature, de ses perspectives et bien entendu, de la « transition écologique ».
Daily Science (DS) : Pr Dupras, votre parcours académique est riche et varié. On a du mal à vous cerner. Êtes-vous plutôt biologiste, économiste, biochimiste ou géographe ?
Jérôme Dupras (JD) : « Je suis surtout géographe. C’est apparemment une discipline d’un autre siècle, celui des Lumières, de la Renaissance… On faisait traditionnellement une distinction entre la géographie humaine (sciences sociales, sciences de la santé, géographie culturelle…) et la géographie physique, avec la géomorphologie, la science des sols, etc. Toutefois, l’idée centrale de cette discipline reste particulièrement d’actualité: étudier les relations entre l’être humain et son environnement. Si je suis donc bien un géographe, je n’hésite pas à porter parfois des lunettes économiques, biologiques ou sociales. Mon défi étant de pouvoir faire un tout cohérent en suivant ces différentes approches. »
DS : Quel rôle un géographe peut-il ou doit-il jouer dans le domaine de l’économie écologique ?
JD : « La notion d’économie écologique laisse souvent le public dubitatif. D’un côté, cela fait penser aux sciences du vivant, de l’écologie, des espaces naturels. De l’autre côté, on pense aux sciences économiques, avec des référentiels financiers. Dans ce contexte, le géographe vient chercher des concepts issus de la physique, des sciences naturelles, de l’écologie, en mobilisant des sciences sociales, l’économie, la justice environnementale, la politique, l’ethnographie. En réalité, on pourrait renommer cette notion d’économie écologique en « économie socioécologique » ou en « écologie politique ». C’est un mouvement collectif plus responsable, plus durable en ce qui concerne les relations entre l’être humain et l’environnement. »
DS : L’évaluation économique des services écosystémiques, la relation entre les écosystèmes et la production de services écosystémiques, la gouvernance, l’aménagement du territoire: s’en soucie-t-on assez ?
JD : « L’appellation à la mode est désormais celle de « transition écologique ». D’un côté, on reconnaît les bouleversements induits par les changements globaux. De l’autre, il y a les besoins de développement liés à la démographie galopante, à la qualité de vie, au bien-être. L’idée est que cette transition doit être suffisamment rapide pour, dans une perspective de justice sociale, enrayer l’effondrement écologique dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. On parle d’une fenêtre d’actions d’une décennie ou deux avant d’atteindre l’irréversibilité dans de nombreux domaines à l’échelle planétaire. »
« Cette transition écologique, tout le monde en parle. Mais la vraie question réside dans notre rapidité de mise en œuvre de mesures correctrices. À mon sens, on n’en parle pas de manière assez drastique, rapide, courageuse. Nos modèles, nos référentiels doivent changer. »
« Je me décris dans ce contexte comme un optimiste réaliste. Réaliste par rapport à la situation difficile dans laquelle nous nous trouvons. Mais optimiste aussi, quand je vois la multiplication des manifestations pour le climat qui mobilisent des millions de jeunes tout autour de la planète. »
« Cette question de transition est une question complexe, aux éléments multiples, pour laquelle il n’existe par de solutions simples. Réussir la transition va nécessiter un alignement des échelles spatio-temporelles, des réponses à apporter. Il faut aussi une cohérence de la part des actions des états, une évolution des mentalités, des systèmes économiques. Cette année, pour la première fois dans l’histoire, le rapport du sommet économique de Davos indique que les cinq menaces principales qui pèsent sur l’humanité et son économie sont de nature environnementale. Cette urgence va catalyser une réponse variée. Face à elle, nous avons deux sources principales de cohérences. D’une part, il y a les gouvernements. Ce sont les derniers remparts face au système économique sauvage, capitaliste, qui a créé ces 150 dernières années la situation dans laquelle nous nous trouvons. D’autre part, il y a l’action citoyenne. »
DS : Dans le cadre de vos travaux, développez-vous des collaborations avec des chercheurs belges ?
JD : « Certainement. Et plus particulièrement depuis le 1er décembre 2019. Nous avons démarré un projet mené en commun avec l’Université catholique de Louvain. Il s’agit d’un projet qui s’inscrit dans le cadre du programme de recherche collaborative entre le Québec et la Fédération Wallonie-Bruxelles, cogéré par le FNRS et les Fonds de Recherche du Québec. Nous y étudions les forêts dans le contexte des changements climatiques en comparant les stratégies de gestion du risque à l’échelle locale et régionale. »
DS : En 2018, trois ans après avoir reçu la médaille d’or académique du Gouverneur général du Canada pour votre thèse, vous avez été le bénéficiaire du Prix du Québec (catégorie « Relève scientifique »). Que signifient pour vous ces deux prestigieux prix scientifiques ?
JD : « C’est un peu comme des poupées russes… Au niveau individuel, je prends ces récompenses avec humilité. J’en suis évidemment très fier, pour moi-même, mais surtout pour mon équipe. La notoriété de ce prix rejaillit sur mon laboratoire, l’Institut des sciences de la forêt tempérée (UQO), qui compte aujourd’hui 25 chercheurs. Cela donne aussi une très belle visibilité à la thématique qui nous occupe: l’économie écologique. Jamais, auparavant, on n’avait accordé autant d’attention au Québec à ce domaine de recherche et à l’importance de réintégrer la nature dans nos politiques publiques. »
DS : Vous êtes aussi le bassiste du groupe musical « Les Cowboys Fringuants ». Pourquoi de nombreux scientifiques développent-ils ainsi une passion pour la musique en marge de leur carrière ?
JD : « Le mot-clé, c’est la liberté. La liberté de créer. Quand je fais de la Science, j’essaie de repousser les frontières de la connaissance. Cela demande une bonne dose de créativité. C’est aussi le cas en musique. Dans un cas comme dans l’autre, il faut pouvoir « penser en dehors de la boîte », « think outside the box », comme on dit en anglais. C’est ma première approche, celle qui part d’une page blanche. De ce point de vue, la liberté académique et la liberté artistique sont assez similaires. Cette liberté dédiée à la pensée est indispensable. C’est pour cela aussi que nous montons volontiers au front, à l’Université, quand ce modèle est attaqué. Quand sous des relents de productivisme, on veut nous contraindre à aller vers une « séquence constructive structurante du savoir ». Il ne faut pas toucher au sacro-sain privilège de la liberté de penser! Il y a tellement peu d’endroits, dans notre société, où cette liberté existe. Clairement, c’est l’artiste et le scientifique qui la portent. J’en suis excessivement touché. C’est donc aussi ma responsabilité de la défendre. »
DS : Vos recherches se doublent d’un engagement personnel en faveur de l’environnement. Dans le cadre de vos activités artistiques, vous prélevez une somme d’un dollar sur chaque billet d’entrée à vos concerts. Que faites-vous de cet argent ?
JD : « Si la science s’adresse à la tête, et la musique au cœur, ce sont les mains qui mettent cela en œuvre. C’est comme cela que je conçois mon militantisme. Lequel est parfaitement indépendant de mes activités professionnelles. »
« Quant à la question de ce nous faisons avec l’argent prélevé sur les prix des billets, c’est la Fondation Cowboys Fringuants qui s’en charge. Elle a été créée en 2006 et est indépendante du groupe. Son slogan est « la musique au service de l’environnement ». Ces fonds servent donc à financer des projets environnementaux concrets. Par exemple la préservation de territoires à haute valeur écologique. Nous participons à l’achat de terrains privés sensibles et à leur conversion en aires protégées. »
« Ces moyens financiers servent aussi à assurer des tournées musicales écoresponsables. En compensant le carbone émis par nos déplacements, par exemple via la plantation d’arbres. Au Québec, nous prenons aussi en compte le déplacement de notre public, via des enquêtes menées au départ de la boutique des produits dérivés du groupe. En quinze ans, nous avons ainsi pu financer la plantation d’un million d’arbres. Enfin, cet argent sert aussi à vulgariser, à mieux communiquer sur les enjeux liés à nos préoccupations environnementales. »
Note de la rédaction: En mars prochain, les Cowboys Fringuants seront à Bruxelles, pour un concert à Forest-National (le 21 mars 2020).