C’est avec ses yeux de psychanalyste que Jean-Pierre Lebrun observe ses semblables qui ne doivent rien à la société, mais qui exigent tout d’elle. Qui construisent une société qualifiée d’immonde. Aux éditions Érès, dans «Un immonde sans limite», le psychiatre analyse les conséquences de l’effacement du social devant l’individu. Il trace une autre voie pour la psychanalyse.
L’ancien président de l’Association freudienne de Belgique et de l’Association lacanienne internationale a retravaillé ses articles, ses interventions publiques pour écrire son livre. «Il n’est pas nécessaire que le lecteur en fasse une lecture classique et linéaire», précise-t-il. «Il peut, en revanche, le lire comme organisé en réseaux, aux entrées diverses faites de tours et détours, d’entrelacs, d’errances…»
Jean-Pierre Lebrun se réfère à Jean-Louis Renchon. Ce professeur émérite de droit de la famille à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) raconte qu’au début de sa carrière, il était censé enseigner que le droit était d’abord au service du collectif. Et qu’à la fin, il enseignait que le droit était prioritairement au service du privé.
Le prénom gomme le social
Le prénom est privilégié. «Il n’est pas étonnant que la société constituée désormais comme un ensemble d’épars désassortis contraints de vivre ensemble se soit mise à valoriser davantage le prénom», explique le psychanalyste. «Au point d’ailleurs d’introduire une part de choix dans le nom propre, celui de la mère ou du père. Et d’appeler de plus en plus souvent par son prénom tout qui occupe une fonction, fût-elle publique.»
Jean-Louis Renchon cite Jérôme Fourquet. Le directeur du département «opinion et stratégies d’entreprise» de l’Institut français d’études IFOP constate qu’il y avait, en France, annuellement, en moyenne, 2.000 prénoms différents entre 1900 et 1945. Au début des années 1960, ce nombre s’étend à 4.000. Puis, il s’emballe pour se stabiliser autour de 13.000. En 2016, 55.000 nouveau-nés sur 762.000 portent un prénom rare. Listé moins de 3 fois dans l’année.
«On peut voir dans ce fait un des traits spécifiques à ce passage à une société organisée au un par un, chacun de ces uns désignés désormais davantage par son prénom que par son nom», conclut le psychanalyste. «Autrement dit, sans plus le rapport au social que véhiculait l’usage du nom propre.»
Le rejet du père
On n’accorde plus une place d’exception aux pères du patriarcat qui imposent la domination masculine aux femmes. Aux chefs avides de gloire qui envoient à la mort des centaines de soldats. À l’école organisée selon le modèle des chefs d’hier…
«Les connaissances scientifiques ont permis petit à petit de montrer, et même de démontrer, que c’était souvent un pur et simple abus de pouvoir qui prévalait. Et qui faisait autorité dans le discours sociétal», constate le médecin exerçant à Bruxelles et à Namur.
On court un risque en se passant du père? «À vouloir défendre le père, les psychanalystes qui cèdent à cette dérive récuseraient l’air de leur temps en se raccrochant à un passé dépassé. Ils légitimeraient alors les détracteurs de la psychanalyse en leur donnant ainsi du grain à moudre.»
Jean-Pierre Lebrun souhaite que ses collègues consentent à travailler ensemble. «Il ne s’agit nullement de contrecarrer les formations distribuées dans les différentes institutions d’analystes. Il nous faudra certainement, pour ce faire, apprendre à reparler une langue commune.»
L’enfant peut choisir
Quelle est la conséquence pour l’enfant de cette priorité donnée à l’individu? «L’effet positif, il y en a un, c’est qu’il est d’emblée reconnu comme une singularité», juge le psychanalyste. «Mais il y a un revers à la médaille. Pour trouver sa voie, on lui laisse désormais le choix. Loin de ce que Freud avait décrit comme la première identification au père.»
«Ce choix se retourne, en fait, contre lui parce qu’il reçoit cette liberté de choisir à un moment où il n’a pas clairement intégré que choisir ne veut pas dire faire son marché. Mais implique d’abord d’accepter de renoncer à ce qu’on ne choisit pas. À ce propos, Lacan ne laisse pas d’alternative: toute formation humaine a pour essence, et non pour accident, de réfréner la jouissance.»
Des parents demandent, implorent au lieu d’imposer… «Ce faisant, l’enfant n’est pas dupe», avertit Jean-Pierre Lebrun. «Il perçoit très bien qu’il a la possibilité de ne pas céder. De maintenir sa position. De rester le maître de la manœuvre.»
Que faire alors? «Si les parents ne disposent plus de la légitimité symbolique d’antan, ils ont néanmoins toujours une légitimité réelle pour exiger de l’enfant qu’il consente à supporter de perdre l’immédiateté. Qu’il fasse le sacrifice de la satisfaction pulsionnelle.»