Le glyphosate pourra être pulvérisé par les agriculteurs jusqu’en 2033. La décision de la Commission européenne, prise à l’automne dernier, est restée en travers de la gorge de nombreux défenseurs de l’environnement. D’un autre côté, elle a soulagé les praticiens de l’agriculture intensive. Mais aussi des agriculteurs en mutation agricole, délaissant la pratique intensive pour, par exemple, l’agriculture de préservation des sols. Cette technique demande l’emploi d’un peu de glyphosate pour assommer le couvert de trèfle blanc avant le départ des semis. Concernant les particuliers, l’emploi de la molécule herbicide, classée comme cancérogène probable au printemps 2015 par le Centre international de recherche sur le cancer, leur est interdit depuis 2017.
Par quoi remplacer le glyphosate, le pesticide le plus utilisé au monde ? Voilà plusieurs années que le Professeur Haïssam Jijakli, responsable du laboratoire de phytopathologie intégrée et urbaine à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège), étudie la question. Au sein de la spin-off APEO, qu’il a cocréée en 2021, il a mis au jour une huile essentielle agissant comme un herbicide total sur toutes les plantes à fleurs. De quoi empiéter sur les plates-bandes du glyphosate.
Une découverte non préméditée
Son nom est gardé secret. Mais il s’agit d’une huile essentielle non locale, produite en grande quantité et qui n’est pas chère. Le choix s’est porté sur elle suite, tout d’abord, à un criblage économique. « On a pris un catalogue de 3000 huiles essentielles différentes. Pour chacune, on a regardé le prix et si elle était la disponible en grande quantité. Sur cette base, la liste s’est réduite à 90 huiles essentielles différentes. C’est seulement à ce moment-là qu’on a commencé à faire de la science. »
La recherche a débuté en 2011. A l’époque, dans la littérature scientifique, les huiles essentielles étaient bien connues pour leurs propriétés fongicides dans le secteur médical. Le Pr Jijakli a eu l’idée de tester leurs propriétés fongicides sur les plantes. Celles-ci peuvent, en effet, souffrir de pathologies causées par des champignons, comme la tavelure du pommier ou le mildiou de la pomme de terre.
« Nous avons réalisé un criblage contre une dizaine de champignons différents. Les huiles essentielles candidates ont été appliquées sur les plantes tests avant ou après l’inoculation de ces champignons. Ensuite, l’évolution des symptômes de chaque plante a été suivie. C’est alors qu’on s’est rendu compte qu’une vingtaine d’huiles essentielles étaient vraiment toxiques pour les plantes. De ce problème, on a décidé d’en faire une opportunité, et d’investiguer plus avant leurs propriétés herbicides », explique Pr Jijakli.
Toxique pour toutes les plantes à fleurs
Un criblage a alors été réalisé sur une plante modèle, le ray-grass, qui représente la catégorie des monocotylédones. Ce sont des plantes aux nervures parallèles, comme le gazon. Pour les dicotylédones, la plante modèle choisie fut le trèfle. De la sorte, les deux types de plantes à fleurs – aussi appelées angiospermes – étaient représentés.
Sous serre, dans des petits pots, les huiles essentielles ont été pulvérisées sur les parties foliaires et les tiges. De cette étape, trois huiles essentielles se sont révélées être très toxiques pour les deux types de plantes étudiés. On dit qu’elles ont un spectre d’action global.
« Les aspects de commercialisation et de rationalisation financière au sein de l’entreprise nous ont amenés à nous focaliser sur l’une de ces trois huiles essentielles. »
Huile essentielle versus glyphosate
Déjà au bout de 16 à 24 heures, des symptômes importants, notamment de dessiccation, sont visibles sur les plantes traitées. « L’action de l’huile essentielle est plus rapide que celle du glyphosate. »
« Mais ça ne veut pas dire qu’à long terme, c’est plus efficace. En effet, le glyphosate est un produit systémique, c’est-à-dire qu’une fois pulvérisé sur les feuilles, il va se déplacer à travers les canaux conducteurs de la plante pour rejoindre ses racines. Il est donc efficace sur tous les plants, qu’ils soient jeunes ou âgés. Ce qui n’est pas le cas de notre huile essentielle, qui est un herbicide de contact. Son efficacité est maximale si elle est appliquée sur des plantes à un stade jeune, dénuée de réserves nutritives. »
Elle agit sur plusieurs sites en même temps : paroi cellulaire végétale, membrane, chloroplastes, mitochondries. On dit qu’elle est multisite. Au contraire du glyphosate qui, lui, est unisite : il n’agit que sur un seul site particulier.
« Si, dans une population de plantes, ce site mute, il ne sera plus ciblé par la molécule active. C’est ainsi que près de 300 espèces végétales ont déjà acquis une résistance au glyphosate. Cela ne se passera avec notre huile essentielle. En effet, la probabilité est extrêmement faible que tous les sites ciblés par l’huile essentielle soient mutés par hasard chez la même plante. Son usage réduit le risque de résistance chez les plantes adventices. »
S’agissant d’un herbicide de contact, quid s’il pleut ? « Selon nos essais, si la pluie intervient 2 heures ou plus après la pulvérisation de l’huile essentielle, celle-ci aura eu le temps nécessaire pour faire effet. Une partie du produit pénètre dans les cellules mésophyliennes des feuilles. » Le mésophylle est la partie interne de la feuille et le siège principal de la photosynthèse.
Graines et microbiote du sol
Dotée d’un pouvoir germicide, l’huile essentielle peut aussi être pulvérisée quelques jours avant le semis, par exemple de betteraves, sur un sol préparé pour cette culture. Cette pratique ne fera pas mourir les graines de betteraves, car « endéans 2 à 3 jours après son application, l’huile essentielle est complètement dégradée en molécules très simples qui ne sont toxiques ni pour la santé humaine ni pour l’environnement. Cela a été vérifié par des tests de menés par des laboratoires indépendants », précise Pr Jijakli.
A noter qu’un projet de recherche va débuter cette année pour évaluer les effets de l’huile essentielle sur le microbiote du sol. L’impact sur les précieux champignons du sol (les mycorhizes) sera évalué en fonction du dosage du produit.
Un dossier d’homologation est en préparation. Il sera déposé au printemps 2024. Ensuite, l’EFSA, l’autorité européenne responsable de l’évaluation des produits phytosanitaires, se prononcera. Sa réponse arrivera 30 mois plus tard. Le premier herbicide à base d’huile essentielle prêt à l’emploi pour les particuliers ne sera donc pas commercialisé avant 2027. Pour les professionnels, qui accéderont à une formulation très concentrée – en cours de développement -, il faudra attendre un an supplémentaire.