Avec leurs modes de vie harmonieux et respectueux de la nature, les Néandertaliens ont occupé notre continent durant 300.000 ans. Le préhistorien Marcel Otte regrette que «le dogme d’une société néandertalienne primitive, errante, incohérente persiste. Avec d’autant plus de force que ce mépris malencontreux nous autorise à placer la nôtre sur un socle majestueux et inaccessible». Le professeur émérite à l’ULiège évoque ce modèle de souplesse adaptative dans «Les Néandertaliens – L’âge d’or de l’Europe» aux éditions Odile Jacob. «Un modèle par les temps qui courent, en perpétuelle quête d’un progrès fatal», souligne le paléoanthropologue.
En équilibre avec le vivant
Deux siècles de fouilles intensives légitiment un renouvellement des certitudes sur les Néandertaliens européens pendant le Paléolithique moyen. Les chercheurs n’ont quasi pas trouvé d’outils ou d’armes en matières osseuses à l’ère néandertalienne. «On peut s’interroger sans fin sur cette si curieuse absence dans la panoplie des armes néandertaliennes», dit Marcel Otte. «Selon nous, elle ne peut qu’être due à des raisons idéologiques guidées par le respect de la tradition et des systèmes de valeurs.»
«Tout se passe comme si les peuples néandertaliens entretenaient une métaphysique harmonieuse avec les autres espèces vivantes. Comme s’ils y voyaient des reflets d’eux-mêmes. Il leur paraîtrait donc dangereux autant que sacrilège de tuer un gibier avec les éléments qui le constituaient durant sa vie. Ce serait rompre l’équilibre installé avec le monde vivant. Et donc mettre sa propre existence en péril.»
«Le rejet des matières d’origine animale pour la confection d’armes de chasse équivaut à un témoignage de cette religiosité, partout attestée chez les Néandertaliens. Et qui expliquerait leur extrême longévité.»
Les limites du respect mutuel sont brisées durant les périodes suivantes. «C’est sans doute la raison pour laquelle l’équilibre naturel s’est ultérieurement rompu de façon toujours plus importante. En faveur de l’absolue et exclusive puissance humaine. Dans un cercle autodestructeur où nous sommes encore enfermés.»
Des traces de cannibalisme
Au XIXe siècle, en Croatie, des traces de cannibalisme ont été observées chez les Néandertaliens. Depuis d’autres témoignages de cannibalisme ont été récoltés en Allemagne, en France, en Belgique à Goyet, près de Namur. «Jusqu’aux crânes de Chine ou d’Indonésie dont la base semble avoir été élargie afin d’en extraire la cervelle à forte charge symbolique et tout simplement très nutritive», précise le Pr Otte.
«Dans l’esprit des chercheurs occidentaux, la notion de cannibalisme a toujours paru tellement étrange, voire scandaleuse, qu’il a fallu du temps et des arguments forts pour la faire admettre au sujet des Néandertaliens.»
«À côté de l’inhumation et de l’incinération de ses proches, il faut bien considérer la possibilité ouverte par de nombreuses populations de les consommer, en tout ou en partie. Mais aussi de se nourrir des forces de l’ennemi ou de la sagesse d’un ancien.»
La disparition
Parfaitement adaptés aux conditions climatiques de leur époque, forts de leurs techniques, de leurs règles sociales et de leurs rituels, les Néandertaliens auraient pu ne pas disparaître.
«À mesure de leur expansion vers l’Ouest européen, les Néandertaliens locaux furent ébranlés dans leurs propres convictions et ont perdu leurs valeurs autant que leurs goûts identitaires», explique le président de la commission «Paléolithique supérieur d’Eurasie» de l’UNESCO. «Il n’en faut pas davantage pour qu’une population s’éteigne lentement, comme les Aborigènes, les Esquimaux, les Pygmées ou les Indiens sous nos yeux aujourd’hui.»
«Leurs gènes ne peuvent subsister que dans une faible mesure. Mais l’équilibre entretenu par leurs modes de vie, spirituel et technique, s’effondre inexorablement. S’il fallait trouver un modèle afin de résoudre nos graves problèmes écologiques actuels, il serait plutôt à chercher du côté des Néandertaliens, dont les limitations géographiques et le respect de la nature ont assuré leur subsistance durant 300.000 ans sur le même territoire.»
La fin d’un mythe
Ce sont des milieux scientifiques européens qui ont créé, dès le début du XIXe siècle, le mythe d’un Néandertal primitif. «Dans cette funeste époque, d’expansion coloniale et d’esclavage, il fallait désigner l’autre comme inférieur, aux limites de la bestialité. L’expansion européenne passait par ce nécessaire mépris qui confondait les réalisations exotiques avec les performances mesurées à celles des colons.»
«L’Occident des colonisateurs doit encore se débarrasser de son dernier fantasme. La primitivité néandertalienne n’a jamais existé», conclut Marcel Otte.