Le Dan Brown belge a encore frappé. Avec « La Promesse de l’Arménienne », paru aux éditions louvanistes Academia, Philippe Raxhon, professeur de critique historique et d’Histoire contemporaine à l’Université de Liège, signe son quatrième roman mémoriel. Son couple de héros historiens, François Lapierre et Laura Zante, se retrouve embrigadé dans une quête haletante de sources historiques de premier ordre concernant le génocide arménien. De quoi nous éclairer sur ce pan méconnu de l’Histoire contemporaine. Entretien.
Daily Science (D.S.) : Dans votre roman, vous mettez en avant la solidarité mémorielle. Existe-t-elle en dehors du monde fictionnel ?
Philippe Raxhon (P.R.) : Chacun de mes romans a une toile de fond mémorielle. Dans « La promesse de l’Arménienne », il s’agit du génocide arménien. Il y a donc, au gré des pages, l’intrusion de cette mémoire-là et de sa présence. La question de la solidarité des mémoires est également soulevée, puisque le roman convoque, à travers différents personnages, la mémoire de la Shoah et la mémoire du génocide Tutsi.
Alors que certains évoquent une concurrence mémorielle, cette solidarité des mémoires est quelque chose qui existe, que j’ai pu personnellement constater. Notamment quand j’ai été président du Conseil de la transmission de la mémoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles de 2009 à 2019. Alors que le centenaire du génocide arménien tombait en 2015, des expositions dédiées ont été présentées par des associations juives, notamment le Centre communautaire laïc juif (CCLJ) à Bruxelles, et par des associations de Tutsis. A travers un tel partage d’expériences historiques, il y a un point commun qui peut réunir et ouvrir à une sensibilisation.
D.S. : Pourquoi le génocide arménien a-t-il eu lieu ?
P.R. : C’est un des éléments dédiés à la compréhension de l’Histoire que j’essaie de distiller dans le roman. Tout d’abord, il faut savoir que le génocide arménien n’est pas que limité à 1915.
Dans le dernier tiers du 19e siècle, au moment où l’Empire ottoman est en déliquescence, les sultans s’inscrivent dans une dynamique d’ultranationalisme – qui concerne aussi l’Europe à ce moment-là- : les nations sont des corps vivants, et les plus fortes vont l’emporter sur les plus faibles.
Dans l’esprit des sultans, cet ultranationalisme va se nourrir d’un lien avec le panislamisme (système politique tendant à l’union de tous les peuples musulmans, NDLR). Cela s’exprime par le renforcement d’un principe unificateur reposant sur une religion partagée par toutes et tous au sein de l’Empire.
Ce mariage entre ultranationalisme et religion exclusive va constituer une bombe à retardement contre les Arméniens, qui sont une communauté chrétienne au cœur de l’Empire ottoman. A l’échelle de l’Empire ottoman au 19e siècle, les Arméniens sont implantés près de Constantinople.
Dans les années 1890, trois grands massacres font des centaines de milliers de morts du côté arménien. En 1915, alors que la Première Guerre mondiale fait rage, l’Empire ottoman rejoint la Triple Alliance constituée au départ par l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie et l’Italie (qui la quitte). L’Empire ottoman se retrouve donc en guerre, notamment contre la Russie, son vieil adversaire voisin. Les Arméniens vont alors être perçus comme étant un abcès chrétien et une sorte de « cinquième colonne » au profit de la Russie, donc un danger potentiel. Un processus de destruction va alors décimer la population arménienne selon un processus criminel dont l’ampleur avait déjà frappé les contemporains, mais sans pouvoir le qualifier à juste mesure.
D.S. : En effet, le mot « génocide » n’est créé qu’en 1944…
P.R. : C’est le juriste polonais Raphaël Lemkin qui forge le concept de génocide à la lumière de ce qui se passe en Europe avec la Shoah. Un des arguments des négationnistes en Turquie est de dire que puisque le mot génocide n’existait pas en 1915, les massacres perpétrés ne peuvent pas être qualifiés de la sorte. C’est un argument fallacieux : l’usage d’un concept nouveau pour qualifier un évènement passé est commun. En 1914-1918, les contemporains européens parlaient de la Grande Guerre, pas de la Première Guerre mondiale : ils ne pouvaient pas, en effet, anticiper la survenue de la guerre de 1939-1945… De même, les gens du Moyen Age ne disaient pas vivre au Moyen Age…
D.S. : Dans le roman, vous reconstituez un riche débat entre un historien turc et le héros, l’historien français François Lapierre, sur la question de la reconnaissance du génocide arménien.
P.R. : C’est un exercice très plaisant à réaliser, parce que j’y mets des choses qui répondent à des pratiques historiennes, des rituels de ce type d’expérience. Et puis, j’essaie que le contradicteur, l’historien turc, soit très crédible. Afin que le combat d’arguments ait un intérêt, je me suis littéralement mis à sa place.
Après la Première Guerre mondiale et durant le 20e siècle, la République turque, qui naît sur les débris de l’Empire ottoman, ne reconnaîtra pas le génocide des Arméniens. C’est toujours le cas aujourd’hui, alors que sur base de sources et de preuves, une large majorité d’historiens de par le monde a validé la qualification de génocide de cet événement historique. Celui-ci a résulté d’une volonté de destruction totale de la communauté arménienne. Et cette destruction était une fin en soi, pas un moyen pour arriver à autre chose.
Après la Seconde Guerre mondiale, dans les années 50, 60, 70, la question du génocide arménien a sans cesse rebondi sur d’autres questions qui étaient à l’ordre du jour, et en particulier sur la Guerre froide. Et ce, car les évènements du moment dictent la manière dont on qualifie les choses. Et quand il s’agit de la question d’un génocide, on sait combien c’est explosif, l’actualité est là pour nous le rappeler …
Cette tragédie historique des Arméniens, pour un historien de la mémoire comme moi, c’est quelque chose qui me touche infiniment. Et c’est pourquoi j’en ai fait la toile de fond de ce roman.