Fructification de linaigrette vaginée (Eriophorum vaginatum) dans une zone restaurée par ennoiement dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette

La restauration des tourbières des Hautes Fagnes, un pari réussi !

10 décembre 2024
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 10 minutes

Série : Les Hautes Fagnes, un patrimoine exceptionnel (2/3)

Les pompons blancs des linaigrettes s’agitent sous le vent et s’élèvent au-dessus des tourbières des Hautes Fagnes. Non loin, les petites cloches roses des andromèdes s’épanouissent. Ces plantes sont typiques de ce milieu humide et acide. Un milieu fragile et menacé par le changement climatique, avec une biodiversité spécifique et rare.

Année après année, la superficie de tourbières assainies croît sur le haut plateau Fagnard. C’est que depuis 30 ans, le Service Public de Wallonie (SPW) restaure les tourbières dégradées par l’exploitation de la tourbe comme combustible aux XIX et XXe siècles et par le drainage de ces sols gorgés d’eau pour y planter et exploiter des épicéas.

 

Linaigrette vaginée © Miika Silfverberg — originally posted to Flickr as Sun, CC BY-SA 2.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=4125480
Andromède © H. Zell — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=9032963

Une très lente progression

Mais « restauré» ne veut pas dire « rendu subitement à son développement optimal ». En effet, pour qu’une tourbière prospère, il convient d’être (très) patient. Ce long cheminement se déroule en une succession de trois étapes.

Le bas-marais et les tourbières boisées représentent le stade initial, avec une végétation qui pousse sous l’eau. « À partir du moment où ces sphaignes particulières ont comblé toute la superficie du plan d’eau, une deuxième génération de sphaignes apparaît. Ces nouvelles espèces vivent au contact de l’eau, forment des coussins flottants, mais ne supportent pas d’être immergées trop longtemps : c’est la tourbière de transition », explique Pascal Ghiette. Attaché scientifique au Département de l’Étude du Milieu naturel et agricole (DEMNA) du SPW, biologiste spécialiste des tourbières, il co-coordonne avec Philippe Frankard, et depuis 30 ans, les travaux de restauration des tourbières des Hautes Fagnes. Ceux-ci ont permis, jusqu’à présent, d’atteindre les stades préliminaires de la tourbière de transition.

Restauration des tourbières dans les Hautes Fagnes © Laetitia Theunis

Vient ensuite l’étape ultime, celle de la tourbière haute active ou tourbière ombrogène. Celle-ci s’installe une fois que les sphaignes de la tourbière de transition ont conquis tout le plan d’eau. « Ce stade final se caractérise par des espèces de sphaignes qui se trouvent perchées au-dessus de la nappe phréatique. N’ayant plus du tout accès à l’eau de ruissellement, elles ne subsistent qu’à partir de l’eau de pluie, aussi appelée eau météorique. »

La Belgique n’est pas le seul pays à avoir pris conscience de la nécessité de réhabiliter ses tourbières. Un même effort est fourni en Grande-Bretagne, en Allemagne, en Suisse, en France, au Canada. Le stade de tourbière haute active n’a encore été atteint dans aucune des zones restaurées de par le monde. Et pour cause, on estime qu’au moins 200 ans sont nécessaires, dans des conditions environnementales adéquates, pour atteindre ce climax.

C’est que la vitesse de croissance d’une tourbière est excessivement lente. Généralement, on évoque un dépôt de tourbe d’un millimètre par an. Mais cela est le fruit d’une moyenne sur un temps très long. Actuellement, au vu des conditions sèches et chaudes liées au changement climatique, il s’agit plutôt de … 0,3 mm par an dans les Hautes Fagnes.

Restauration des tourbières dans les Hautes Fagnes. Sur le plan d’eau restauré, à gauche, on voit le tapis de sphaignes en train de se former © Laetitia Theunis

Des centaines de barrages

Revenons sur l’historique des travaux de restauration des tourbières des Hautes Fagnes. Dans les années 1960, face au grand nombre de drains les ayant asséchées, les Amis de la Fagne ont entrepris de boucher les fossés dans l’espoir de les réhydrater et de les voir reprendre vie. Un travail de fourmi que les membres de l’ASBL ont effectué bénévolement le week-end pendant plus de 20 ans.

« La plupart de leurs barrages étaient étanches, et donc le niveau d’eau remontait. Parfois, des linaigrettes et des sphaignes repoussaient. Mais, en dehors des fossés, ni l’eau ni les plantes de tourbière ne revenaient. La molinie, cette graminée indigène qui envahit les tourbières dégradées, continuait de prendre toute la place. »

Barrage ou pas, rien n’y fait

Face à ce constat, fin des années 1980, sous l’impulsion du directeur de la station scientifique des Hautes Fagnes, un mémoire, puis un doctorat, sont dédiés à l’étude de l’hydrologie du secteur muni de barrages. Ainsi qu’à la comparaison avec l’hydrologie des secteurs sans barrages.

« La conclusion de cette recherche fut que barrage ou pas, cela n’avait aucune incidence sur la remontée de la nappe perchée (c’est-à-dire le volume d’eau météorique qui permet en conditions saines à la tourbe d’être saturée en eau, NDLR). Le piézomètre (outil qui mesure la pression, exprimée en hauteur de colonne d’eau, NDLR) n’indiquait aucune différence entre les deux secteurs. C’était comme s’il n’y avait pas de barrages … »

Comment expliquer cela ? « La tourbe qui se trouvait en surface a été asséchée pendant des dizaines d’années du fait du drainage, et donc minéralisée. Elle a ainsi perdu ses capacités physico-chimiques de rétention de l’eau. Même réhumidifiée, elle est incapable d’à nouveau garder l’eau. En parallèle, elle s’est oxygénée, provoquant la destruction d’une partie de sa matière organique, accentuant l’incapacité à maintenir l’eau en son sein », analyse Pascal Ghiette.

Par contre, comme point positif des barrages, citons tout de même leur rôle prépondérant dans l’arrêt de l’érosion. Là où ils n’ont pas été construits, de petits fossés de 75 cm de large sont devenus des canyons de 10 à 15 mètres de large au fil des années.

Pascal Ghiette vient tout juste de prendre sa pension. Attaché scientifique au Département de l’Étude du Milieu naturel et agricole (DEMNA) du SPW, biologiste spécialiste des tourbières, il a co-coordonné avec Philippe Frankard, et pendant 30 ans, les travaux de restauration des tourbières des Hautes Fagnes © Laetitia Theunis

Un décapage concluant

Sur base de ces résultats, une nouvelle approche a été amorcée pour restaurer les tourbières des Hautes Fagnes. « L’idée était de se débarrasser des touradons (buttes en touffes, NDLR) de molinie et de la tourbe superficielle minéralisée. Car, en dessous de cette couche, se trouvait de la tourbe qui n’avait été ni minéralisée ni oxygénée. Et qui, théoriquement, était donc encore capable de se gorger d’eau. »

En 1993, des premiers essais de décapage ont réalisé à la bêche par des ouvriers forestiers. « C’était un travail de titan, il leur a fallu 2 semaines pour arriver à bout de 100 mètres carrés. A titre de comparaison, avec les machines actuelles, la même superficie est décapée en quelques … minutes » , poursuit Pascal Ghiette.

Déjà à l’époque, le décapage suivait un gradient en pente douce, avec un retrait de tourbe minéralisée d’au minimum 20 cm et de maximum 40 cm. Des études menées dans d’autres pays ont, en effet, montré que pour revenir, les sphaignes, végétaux dépourvus de racines, ne tolèrent pas une lame d’eau plus épaisse que 45 cm pour se développer en coussin. La tourbe minéralisée arrachée était compactée pour former des andains (bandes continues tassées), lesquels étaient consolidés par les racines des molinies posées au-dessus.

Ensuite, une dizaine d’autres essais d’une même superficie, et usant de la même méthode, se sont succédé. Et les efforts ont, cette fois, payé. Partout, des sphaignes sont peu à peu revenues, ainsi que des linaigrettes. L’expérience a montré que cela allait un peu plus vite lorsque le décapage avait lieu juste à côté d’une tourbière intacte au départ de laquelle pouvaient progresser naturellement les végétaux spécifiques.

Erection d’une digue d’ennoiement © DNF / SPW
Restauration de milieux tourbeux par ennoiement dans les Hautes Fagnes © DNF/SPW

Des radeaux dans les tourbières

Fin du siècle dernier, au vu du succès des premiers essais de décapage réalisés à la main, un test plus grand, de 1500 m² a été fait à la machine. Problème : un monstre de ferraille de plusieurs tonnes, ça s’enfonce rapidement dans une tourbière. Pour pallier ce souci d’ampleur, plusieurs prototypes de radeaux ont été fabriqués.

Il n’en faut pas plus de deux pour faire avancer la machine dans ce terrain spongieux pour ne pas endommager le milieu. Les radeaux actuels sont composés d’un grand cadre métallique de 5 mètres sur 5 dans lequel sont enchâssées des planches style billes de chemin de fer. Celles-ci sont parfaitement plates, en chêne, et ne pourrissent pas dans l’eau acide (pH = 3,2) des tourbières. « En dessous du cadre, deux tiges métalliques en diagonale consolident le tout. Cette structure supporte les 19 tonnes de la rétro-pelleteuse. Elle lui permet d’avancer, certes très très lentement, mais ne laisse quasi aucune trace dans l’environnement. »

Rétropelleteuse sur radeaux © Pascal Ghiette
Rétropelleteuse déplaçant un radeau dans la tourbière © Pascal Ghiette

Le projet LIFE visant la restauration des tourbières des Hautes Fagnes, qui s’est étalé de 2007 à 2012 a permis l’installation de travaux de décapage à grande échelle, avec plusieurs rétro-pelleteuses sur radeau travaillant simultanément.

Au cœur de la réserve naturelle domaniale des Hautes Fagnes qui s’étend sur 6000 hectares, plus d’une centaine d’hectares de tourbières ont d’ores et déjà été restaurés par le SPW. Une belle réussite pour ce projet de longue haleine visant à conserver la précieuse biodiversité de ces tout aussi précieux milieux humides.

Restauration de milieux tourbeux par ennoiement dans les Hautes Fagnes © DNF/SPW
Haut depage