Tourbière flottante dans un lithalse dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette

Les lithalses des Hautes Fagnes : des structures uniques au monde

11 décembre 2024
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

Série : Les Hautes Fagnes, un patrimoine exceptionnel (3/3)

Des cratères criblent le plateau des Hautes Fagnes. Les lithalses, c’est leur nom, ne sont pas des impacts de météorites, mais de véritables cicatrices de la dernière période glaciaire. Le diamètre de ces dépressions est variable et peut atteindre 50 mètres. Leur pourtour est un bourrelet de terre qui s’élève jusqu’à un mètre. Au sein de ces cuvettes plurimillénaires croissent des tourbières.

Vue aérienne d’un lithalse dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette
Vue au sol du même lithalse que celui de la vue aérienne, avec une tourbière flottante, dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette

Des structures atypiques

Des traces de lithalses, on n’en trouve que dans quelques endroits du monde : en Irlande, au Pays de Galles (Angleterre) et en … Belgique. « C’est tout à fait unique et extraordinaire. Et dans les Hautes Fagnes, il y en a des centaines. Beaucoup sont recouverts de tourbe. C’est le cas des quelque 180 lithalses découverts dans la Fagne des Deux-Séries et détectés grâce à un géoradar. D’autres lithalses, ceux dont la tourbe a été extraite pour se chauffer jusqu’au début du siècle dernier, sont, au contraire, bien visibles et remplis de tourbières flottantes avec de l’eau libre en surface», explique Pascal Ghiette, attaché scientifique au Département de l’Étude du Milieu naturel et agricole (DEMNA) du SPW.

« Les lithalses s’observent chez nous uniquement au-dessus de 500 mètres d’altitude, sur un relief relativement plat, avec une pente de 0 à 5 % maximum. Sur le Plateau des Tailles (Baraque de Fraiture, NDLR), on en trouve également, mais moins qu’en Hautes Fagnes: on en dénombre une quarantaine », ajoute Anne-Laure Jacquemart, professeure ordinaire au Earth and Life Institute de l’UCLouvain. Elle s’est penchée sur ces structures périglaciaires particulières dans le cadre d’un ouvrage dédié à ce massif ardennais qu’elle a co-écrit, intitulé « La Réserve Naturelle Domaniale du Plateau des Tailles. Approches géographique, historique et biologique ».

Une origine naturelle

« Diverses hypothèses ont été émises quant à l’origine de ces dépressions : pièges à grands herbivores, viviers de pisciculture, réservoirs d’eau, trous d’extraction de l’argile, cuves de lavage d’or ou même vestiges de constructions lacustres préhistoriques », précise-t-elle.

« Mais en 1960, l’origine naturelle de ces cuvettes a été établie suite à la découverte de structures similaires au Pays de Galle. »

Les lithalses belges sont apparus il y a quelque 12.000 ans (exactement entre -11.600 et – 12.700 ans), pendant le dernier Dryas. C’est-à-dire lors du dernier coup de froid à la fin de la dernière glaciation. Cette datation a été établie par des mesures au carbone 14 (14C), l’étude des poussières volcaniques et des travaux palynologiques.

Lithalse circulaire dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette

L’eau prisonnière du sol

Lors de la dernière glaciation, les glaciers couvraient une grande partie du territoire européen. Sans jamais atteindre la Belgique, laissant notre pays couvert de toundra. Cela n’empêche, à une altitude de plus de 500 mètres, le froid extrême a gelé son sol durant près de 100.000 ans.

Avant cet épisode glaciaire, l’eau s’est accumulée en fonction de la topographie, de l’inclinaison du terrain, etc. « Lorsque celle-ci a progressivement gelé, elle y est restée prisonnière sous forme de fines lentilles de glace : on appelle cela de la glace de ségrégation. Les périodes de froid étant intenses et longues, la glace de ségrégation a atteint plusieurs mètres de profondeur, et cela a soulevé le sol. En effet, la glace prenant plus de place que l’eau, la pression s’est échappée par le haut, en craquelant le sol compact, le poussant et formant des buttes », précise Pascal Ghiette.

« Lors du dégel, la fonte des lentilles a engendré une saturation du sol en eau, entraînant des débris minéraux boueux superficiels sur la pente de la butte, formant un bourrelet, alors que le centre de celle-ci s’affaissait en cuvette », explique Pre Jacquemart.

Rempart (aussi appelé bourrelet) d’un lithalse dans les Hautes Fagnes © Pascal Ghiette

Un piège mortel

Le cratère limoneux s’est alors rempli d’eau. « Les sphaignes se sont développées, les linaigrettes sont apparues. Petit à petit, les lithalses se sont colmatés de tourbe (laquelle résulte majoritairement de l’accumulation de tissus de sphaignes morts, NDLR). Et certains font 10 mètres de profondeur », explique Pascal Ghiette.

Dans les Hautes Fagnes, la première trace écrite de l’exploitation de tourbe par les habitants locaux et les abbayes comme combustible de chauffage remonte au XVIe siècle. Cette activité a perduré jusqu’à la Première Guerre mondiale. Elle a ensuite repris durant la Seconde Guerre mondiale pour pallier au manque criant de combustibles. « Les anciens se sont rendu compte qu’il y avait davantage de tourbe dans les lithalses que dans les tourbières classiques. Ils les ont vidés l’un après l’autre de leur tourbe, tout en les ayant préalablement asséchés en creusant de grands exutoires dans leurs remparts. »

« Ces ouvertures faites dans les bourrelets se sont ensuite naturellement rebouchées. Une fois les exutoires fermés, les lithalses se sont de nouveau remplis d’eau. Les sphaignes et les linaigrettes sont revenues. Et de la tourbe a recommencé à s’accumuler. C’est ainsi qu’aujourd’hui, certains lithalses des Hautes Fagnes ne sont pas encore totalement fermés par les sphaignes : on voit de l’eau libre en surface. »

« Ces sphaignes flottantes constituent des endroits dangereux du haut plateau fagnard. Elles forment un radeau de végétation incapable de supporter le poids d’un humain, lequel passerait à travers. Ce radeau de végétation est trop solide pour nager, mais pas assez solide pour s’extraire, car à chaque fois que l’on s’appuie sur la structure, on s’enfonce. Alors que les cervidés sont pourtant capables de bien nager, dans les années 70, on en a trouvés sept noyés dans un même lithalse !»

Une astuce pour ne pas connaître une fin aussi funeste ? Suivre les sentiers balisés et ne pas en sortir…

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