Livre de lin étrusque © Lammert Bouke Van der Meer 2007, Liber linteus Zagrabiensis - The Linen Book of Zagreb - A Comment on the Longest Etruscan Text

Osque, étrusque, ombrien : des langues mortes renaissent de leurs cendres à l’ULB

2 mars 2021
par Camille Stassart
Temps de lecture : 6 minutes

Le basque, le gallois, et les dialectes berbères. Ces langues, toujours pratiquées aujourd’hui, ont la particularité d’avoir survécu à la première uniformisation linguistique massive du monde : l’expansion du latin. Langue officielle de l’Empire romain, celle-ci se généralise, au fil des conquêtes, en Europe, en Asie mineure, et en Afrique du Nord. Ce qui mène à la disparition de nombreux dialectes, dont la majorité restent méconnus voire inconnus. De rares documents ont été retrouvés dans les langues étrusque, ombrienne, osque, et en ancien latin. Plusieurs d’entre eux sont actuellement étudiés par l’équipe du Pr. Emmanuel Dupraz de l’Université Libre de Bruxelles, chercheur au centre de recherche Études philologiques, littéraires et textuelles.

Carte de l’Empire romain en 118 après Jésus-Christ © Olivier Henry

Rome n’a jamais imposé le latin

« L’étrusque, l’ombrien, et l’osque, faisaient partie, avec le latin classique et le grec, de la dizaine (au moins) d’autres langues parlées dans l’Italie du 1er millénaire avant notre ère », rappelle le Pr. Dupraz.

L’étrusque était alors pratiqué en Étrurie, l’actuelle Toscane, ainsi que dans diverses zones d’expansion en Italie. Les premières traces de la civilisation étrusque remontent à 900 ans avant notre ère. Environ deux siècles plus tard, leur alphabet se met en place à partir de modèles grecs, et influence beaucoup l’ombrien, l’osque et le latin archaïque (l’ancêtre du latin classique). Ce peuple dominera une partie de l’Italie, et Rome (fondée vers -750) sera dirigée par des Rois étrusques pendant presque 100 ans. La chute du dernier de ces rois, en -509 selon le mythe, conduira à la proclamation de la République romaine.

Langues parlées en Italie 6e siècle avant Jésus-Christ © Ewan ar Born

« On imagine, à tort, que ces langues anciennes ont été éradiquées après la conquête romaine. Leur pratique s’est, en réalité, maintenue durant des siècles. Aussi, dans les cités étrusques et ombriennes de l’époque, on pouvait rencontrer des personnes bilingues, trilingues, voire quadrilingues », signale le chercheur. « Rome n’a jamais contraint les territoires conquis à parler le latin. Elle était, au contraire, très ouverte sur la question, autorisant même, plus tard, l’usage du gaulois lors des procès. »

Le latin s’impose pour deux raisons. « L’Italie républicaine était une société esclavagiste. Et les esclaves, venant le plus souvent d’Orient ou du Nord, ne parlaient pas de langues locales. Aussi, par facilité, on leur apprenait une des deux langues courantes : le latin ou le grec. Les esclaves et leurs descendants ont été un énorme facteur de diffusion du latin », explique le linguiste.

La seconde raison est que le latin était la langue du pouvoir. Si des citoyens souhaitaient faire carrière à Rome, ils devaient le parler. Ce qui a conduit à l’abandon de la pratique des anciennes langues.

Des tables en bronze livrent leur secret

À terme, elles finissent par être oubliées. Comme l’explique le Pr. Dupraz, « on les connaît aujourd’hui très peu. Car, à l’exception du latin et du grec, ces anciens dialectes ne sont renseignés que par une documentation fragmentaire, constituée surtout de brèves inscriptions. Les documents que nous analysons dans notre projet sont uniques dans le sens où ils présentent de longues descriptions de pratiques rituelles de l’époque. »

L’objectif du projet est donc double : mieux comprendre ces anciens langages, mais aussi les pratiques religieuses de ceux qui les parlaient. Parmi les documents étudiés, on trouve :

Tables Eugubines ombriennes

-Deux calendriers rituels, en étrusque : la tuile de Capoue, datée du début du 5e siècle avant JC, et le Livre de lin, du 2e siècle av. J.-C.
-La Table d’Agnone, en osque, datée à la fin du 3e siècle av. J.-C. Elle listerait une série d’autels dans un sanctuaire.
-Plusieurs sources en latin, datées du 1er siècle av. J.-C.
-Sept Tables Eugubines (Tabulae Iguvinae) de bronze, en ombrien, datées entre la fin du 3e siècle et le début du 1er siècle av. J.-C. Elles sont retrouvées dans l’ancienne ville d’Iguvium, aujourd’hui Gubbio. Elles représentent, de loin, les descriptions de rites les plus précises de toute l’Italie ancienne.

Notons qu’au vu de la datation des documents, l’Empire romain réunissait des religions issues de cultures différentes. « Bien que cette société fût politiquement impérialiste, elle n’était pas du tout totalitaire. L’idée d’écraser le culte des autres ne serait pas venue à l’esprit des Romains. Dans l’ensemble, ils pensaient qu’il valait mieux respecter tous les dieux, si étranges soient-ils, plutôt que se faire des ennemis dans le monde divin », sourit le responsable du projet.

Des langues à ne pas oublier

Côté résultats, les scientifiques ont découvert des similitudes dans tous les rituels, malgré la diversité des langues. Ils ont aussi pu noter que ces rites se réalisent à certaines occasions, et varient en fonction du contexte où ils s’effectuent.

« Il existe ainsi des rituels de nouvel an, de défense de la cité, d’excuse auprès des dieux, des rituels civiques où les différentes composantes de la cité se retrouvent, etc. Chaque rituel est unique, à partir d’un patron commun. »

La participation aux rites prenait, en outre, une grande place dans la vie des citoyens : « Grâce aux Tables Eugubines, on sait que le rituel civique de purification impliquait le sacrifice de 24 animaux. Il durait donc des heures, et mobilisait des centaines, si pas des milliers, de personnes, qui devaient être attentives aux gestes et paroles de l’officiant. »

L’étude linguistique a permis, de son côté, de faire de belles avancées dans la compréhension de ces langues oubliées, et particulièrement en ombrien. Des résultats qui ont récemment abouti à la publication d’une monographie. « D’ici la fin du projet, nous avons pour ambition d’écrire un ouvrage collectif en plusieurs langues, qui sera consacré à la notion d’autels en Ombrie, en Étrurie et à Rome », indique le Pr. Dupraz.

Selon lui, ces résultats rappellent combien il est important de conserver les traces des langues disparues, de préserver celles encore vivantes, et les traditions intellectuelles auxquelles elles se rattachent.

« 6.000 langues sont toujours parlées aujourd’hui. Mais nous serons chanceux s’il en reste 1000 d’ici la fin du siècle. Une uniformisation linguistique, telle que le monde l’a connue avec le latin, serait pourtant regrettable. Elle susciterait possiblement des tentatives de redifférenciation linguistiques désespérées, amenant à des replis identitaires.»

« Il est clair que certaines crispations actuelles proviennent en partie de l’insécurité linguistique. Quand on n’est pas sûr que la génération qui nous suit parlera notre langue, c’est dur à vivre. Appartenir à une communauté linguistique précise est bien souvent un besoin pour les gens », conclut le Pr. Dupraz.

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