L’urbanisation accélère le mouvement des grands glissements de terrain tropicaux

5 janvier 2023
par Daily Science
Temps de lecture : 5 minutes

Quelque 70 ans de croissance urbaine ont profondément perturbé un glissement de terrain, à présent grand et densément peuplé, dans la ville de Bukavu (RD Congo). Ceci a pu être démontré par des chercheurs du Musée royal de l’Afrique centrale, en collaboration avec des partenaires africains, nord-américains et européens, sur base de centaines d’images de satellites récentes et de photographies aériennes qui datent des années 1940.

Urbanisation et aléas naturels

Les activités humaines transforment profondément les paysages. Ces changements sont particulièrement prononcés sous les tropiques, où des bouleversements démographiques et économiques majeurs entraînent des taux d’urbanisation sans précédent. Dans de nombreuses régions d’Afrique et d’Asie, de jeunes centres urbains s’étendent de manière informelle sans tenir compte des contraintes naturelles de l’environnement, augmentant de manière drastique la population exposée aux aléas naturels.

« Des dizaines de vies humaines sont perdues chaque année sur des pentes urbanisées en raison de la survenue de glissements de terrain de petite taille, mais extrêmement soudains qui peuvent anéantir des maisons en quelques secondes », expliquent les chercheurs.

Méconnaissance des glissements de terrain lents

«  A côté de ceux-ci, des glissements de terrain plus lents, mais bien souvent beaucoup plus étendus – parfois d’une superficie de plusieurs kilomètres carrés – peuvent également survenir. Ils peuvent engendrer des contraintes permanentes sur plusieurs décennies, en provoquant la destruction progressive de maisons et d’infrastructures dans des quartiers entiers. »

« Ces grands glissements de terrain présentent généralement un mouvement caractérisé par une succession de périodes de dormance relative et d’accélération en réponse à des perturbations naturelles. Par exemple, des précipitations saisonnières, des sécheresses ou des tremblements de terre. En pratique, on observe souvent des vitesses de mouvement plus élevées (de quelques centimètres à quelques dizaines de centimètres par an) pendant les saisons humides et un arrêt complet ou partiel pendant les mois plus secs. »

« Cependant, nos connaissances sur le comportement de ces glissements de terrain lents sont principalement basées sur l’étude de quelques glissements de terrain dans des environnements naturels – généralement situés dans des pays à revenu élevé/à latitude élevée, par exemple, les Alpes. Par conséquent, notre compréhension générale de la façon dont des contraintes externes typiques des tropiques telles que l’urbanisation informelle, affectent les processus de glissement de terrain reste très limitée. »

 

Le grand glissement de terrain à Bukavu en 1959 (à gauche) et en 2018 (à droite). La ligne pointillée jaune délimite la partie supérieure du glissement de terrain. L’escarpement très raide qui délimite cette partie du glissement de terrain fait 100 mètres de haut. Photo de gauche : ©  MRAC ; photo de droite : © Antoine Dille / MRAC

Bukavu, ville construite sur un gigantesque glissement de terrain

Dans une nouvelle étude, des chercheurs du Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) quantifient pour la première fois la façon dont l’urbanisation progressive des pentes modifie la dynamique de ces glissements de terrain lents.

À cette fin, ils ont étudié le mouvement saisonnier, annuel et multidécennal d’un grand glissement de terrain situé dans la ville de Bukavu, une ville en pleine croissance située dans l’est de la République démocratique du Congo (RDC).

Considérée comme un havre de paix dans une région où de violents conflits ont forcé des milliers de personnes à se déplacer au cours des dernières décennies, la ville de Bukavu est comme de nombreuses villes des tropiques confrontées à une croissance rapide et informelle de sa population.

Établie à l’origine le long des rives du lac Kivu, la ville s’est progressivement étendue sur les versants abrupts – et sujets aux glissements de terrain – du rift du Kivu. Aujourd’hui, environ un tiers de la ville est construite sur de grands glissements de terrain profonds. Après 70 ans d’urbanisation, elle compte désormais 80.000 habitants.

Interactions entre urbanisation et glissement de terrain

« Nous explorons le lien entre les déplacements des glissements de terrain, le climat, les perturbations sismiques et les changements drastiques de l’hydrologie en, et sous la surface: nous évaluons ces interactions et les rétroactions sur une période de plus de 70 ans », explique Antoine Dille (MRAC) qui a participé à l’étude dans le cadre de sa recherche doctorale.

Parallèlement à des études de terrain minutieuses, les chercheurs se sont appuyés sur plus de 500 images provenant de différents satellites, combinées à des photographies aériennes historiques conservées au MRAC, pour quantifier comment des décennies d’urbanisation ont modifié la dynamique d’un glissement de terrain sur lequel habitent désormais plus de 80 000 habitants.

« Les images satellitaires nous permettent d’analyser de 2015 à 2019 le mouvement du glissement de terrain de semaine en semaine. Nous montrons que la dynamique actuelle du glissement de terrain est étroitement liée aux influences combinées du climat, de l’altération des roches, de la tectonique et du développement urbain. Une analyse aussi détaillée d’un glissement de terrain se déplaçant lentement dans un environnement urbain dense est une première, en particulier pour les tropiques », déclare Antoine Dille.

Cependant, la prise en compte seule du comportement actuel d’un glissement de terrain n’est pas suffisante dans un contexte où l’environnement a changé de façon spectaculaire au cours des dernières décennies. « Grâce aux photographies aériennes historiques, nous avons des archives qui nous permettent de montrer que l’étalement des zones urbanisées a conduit à l’accélération d’une grande partie du glissement de terrain. Ce processus d’accélération est lié aux modifications de l’hydrologie de la pente associées à l’urbanisation, telles que le détournement des écoulements des eaux de surface – associés aux routes, aux habitations ou au drainage pluvial – et des fuites dans des conduites  souterraines », poursuit-il.

« Nos résultats montrent que l’urbanisation peut interférer avec le comportement naturel des grands glissements de terrain actifs sur de longues périodes. Etant donné l’accélération de l’urbanisation des pentes observée dans le monde, nous pensons que d’autres études sont nécessaires pour améliorer notre compréhension de la façon dont l’activité anthropique influence les processus de surface et l’évolution du paysage. Cela permettrait d’évaluer de manière plus appropriée les risques de glissement de terrain et d’optimiser les stratégies d’atténuation », conclut Olivier Dewitte, chercheur du MRAC et spécialiste des glissements de terrain qui a coordonné l’étude.

Cette recherche a été menée dans le cadre du projet MODUS, un projet STEREO-III financé par Politique scientifique fédérale (BELSPO), et coordonné par le Musée royal de l’Afrique centrale.

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