Malgré les traités internationaux visant à la préserver, la biodiversité agricole est de plus en plus en danger. Pour Christine Frison, chercheuse en sciences juridiques et professeure à l’ULiège, le problème résiderait dans la domination de la vision occidentale axée sur la productivité au sein des forums de négociations internationales.
Selon elle, les instruments juridiques de conservation de la biodiversité agricole gagneraient en efficacité s’ils prenaient davantage en compte la voix des communautés paysannes du Sud, qui continuent à cultiver le sol dans le respect de l’environnement. Dans le cadre du projet DecoLawBiodiv, soutenu par le Conseil européen de la recherche (ERC Starting Grant), Christine Frison ira à la rencontre de différents acteurs du secteur agricole en Bolivie, en Afrique du Sud et en Inde, en vue de faire entendre leurs paroles.
30 ans de juridictions internationales
La protection de la biodiversité agricole est essentielle pour assurer la sécurité alimentaire et faire face aux défis climatiques actuels et à venir. Si, demain, il n’existait plus qu’une seule variété de pomme de terre à cultiver, la marge de manœuvre en cas de problème (apparition de maladies, d’insectes ravageurs, ou de changements climatiques) serait très réduite pour continuer à nourrir la population humaine mondiale.
Ces 30 dernières années, plusieurs traités internationaux sont entrés en vigueur – la Convention sur la diversité biologique (1993), le Traité sur les semences (2004), ou encore le Protocole de Nagoya (2014) – pour conserver cette biodiversité, permettre sa gestion durable, et mettre en place un système d’« Accès et de Partage des Avantages » (APA).
Pour comprendre ce dernier point, prenons un exemple. En Ethiopie, les paysans cultivent de façon ancestrale une variété de millet. Son atout ? Ne pas contenir de gluten. Pour qu’un tiers – une entreprise ou un laboratoire de recherche – accède aux semences de cette plante (et à ses composantes génétiques), il doit en faire la demande. En contrepartie, l’entreprise ou le centre de recherche doit partager avec l’Ethiopie les avantages tirés de l’exploitation de la plante. Ce partage peut être de nature monétaire ou non monétaire, via le transfert de connaissances scientifiques ou de technologies.
En légiférant cet accès aux ressources, l’APA est censé contribuer à la protection et à l’utilisation durable de la biodiversité agricole. Tout en établissant une équité entre fournisseurs et utilisateurs des ressources.
Les rapports Nord-Sud au cœur des négociations
« Mais 10 ans après l’entrée en vigueur du Protocole de Nagoya, et presque 20 ans après l’entrée en vigueur du Traité sur les semences, le succès reste mitigé », déclare la Pre Frison. La conservation de ces ressources a, en effet, toujours divisé les pays du Sud, riches en biodiversité agricole, et les pays du Nord, riches en technologies et financements de recherche. Et cela est d’autant plus visible de nos jours avec le séquençage génétique.
Grâce à cette technologie, on peut « lire » le code génétique d’une variété en se connectant à des bases de données mondiales, synthétiser la séquence d’un trait intéressant (sa capacité à ne pas produire de gluten, par exemple), et le réintégrer ensuite dans une semence. « Juridiquement, les données séquencées des variétés issues de pays tiers entrent dans le champ d’application de l’APA. Mais certains acteurs jugent que ce n’est pas le cas, comme les représentants de l’agro-industrie, les centres de recherche internationaux en matière agricole, ou encore les grandes puissances économiques. Ils ne partagent donc pas les avantages qui découlent de l’utilisation de ces données avec les pays fournisseurs. Les discussions sur le sujet, entamées en 2015, ont été gelées pendant des années, notamment par les Etats-Unis et d’autres pays riches. C’est seulement en 2022 que les négociations ont repris. »
Des traités qui reposent sur une logique coloniale
Pour la Pre Frison, l’agenda des forums des négociations internationales sur l’accès équitable et l’utilisation durable de la biodiversité agricole serait dicté par l’Occident. « De par mes observations, j’ai pu constater qu’il existe encore de grandes disparités de pouvoirs entre le Nord et le Sud lors de ces négociations ». Elle fait même l’hypothèse que les traités négociés reposeraient sur une vision coloniale : « Quand on parle de “ressources phytogénétiques“ pour parler d’une plante, ça n’a aucun sens pour le petit paysan d’Afrique du Sud… En utilisant ce type de vocabulaire, on oriente déjà le type de droits et d’obligations qu’on va protéger, ou non. »
Cela posé, le projet DecoLawBiodiv (Decolonizing International Biodiversity Law : Digital Sequence Information as a Revealer) propose une approche décoloniale du droit de la conservation de la biodiversité. « Mon projet vise, dans un premier temps, à mettre à nu les mécanismes oppressifs vis-à-vis à des communautés du Sud. La seconde étape sera de faire émerger d’autres voix et pratiques, en interrogeant des communautés paysannes ou des associations en Bolivie, en Inde, et en Afrique du Sud. Ce travail sera réalisé en collaboration avec des chercheurs de la Bolivian Catholic University, la National Law School of India University et la Cape Town University. »
L’objectif final sera de faire valoir la diversité des savoirs et pratiques agricoles des pays du Sud, et de les intégrer dans les négociations internationales. « Si on veut conserver la biodiversité, et donc maintenir la production agricole mondiale, on est dans l’obligation de s’intéresser à ces petits acteurs. Or, pour l’instant, ils passent complètement sous les radars. L’idée du projet sera aussi de faire dialoguer les paysans et les acteurs dominants, car, pour l’heure, ils ne s’entendent et ne se comprennent pas. »