Les végétaux bousculent notre philosophie

2 février 2024
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 10 min

Enquête : L’esprit d’aventure en sciences (6/6)

 

De tout temps, la botanique a été le parent pauvre de la biologie. La faute notamment à Aristote qui, il y a plus de deux millénaires, établissait un clivage profond entre animaux et végétaux, ne voyant en ces derniers que des êtres inertes uniquement capables de croître et de se nourrir. Autrement dit de peu d’intérêt au regard des animaux dotés de sensibilité et des humains possédant la rationalité. Mais cette vision réductrice a peu à peu été déconstruite par la méthode scientifique. Des études récentes en physiologie montrent notamment que les végétaux sont sensibles à toutes sortes de choses et ont une forme de mémoire, d’apprentissage, et communiquent. De quoi faire évoluer le rapport du monde occidental au monde végétal.

Développer une éthique du végétal, en tenant compte de toute sa complexité, c’est justement l’ambition de Quentin Hiernaux. Un projet qui se veut interdisciplinaire, à la croisée entre botanique, philosophie, anthropologie et agronomie. Et ancré dans les préoccupations contemporaines et concrètes. À partir de situations que le chercheur au sein du Groupe de recherche en éthique appliquée du centre de recherches en Philosophie (PHI) de l’ULB aura pris le temps d’étudier et de concertations avec des acteurs de terrain, il s’agira de donner une vue d’ensemble du monde végétal. Et d’émettre des recommandations éclairées concernant notre rapport à ce dernier.

Pr Quentin Hiernaux, philosophe des sciences à l’ULB © ULB

Libre de chercher

Pour se permettre de mener à bien ce projet novateur, véritable plan de carrière, il est soutenu par le FNRS. Il est, en effet, depuis 2022, chercheur qualifié du Fonds National de la Recherche Scientifique. Ce mandat permanent est synonyme de Graal pour qui veut réaliser une recherche fondamentale en Belgique. Fini la précarité des postdoctorats et leur lot de déménagements, parfois au bout du monde. Fini également la crainte de ne pas trouver de financement pour poursuivre le travail déjà amorcé. Les conditions sont théoriquement idéales pour être « libre de chercher », comme l’indique le slogan du FNRS.

« J’ai eu beaucoup de chance d’avoir fait presque toute ma carrière au FNRS. D’abord en tant qu’aspirant pour ma thèse, puis pour réaliser trois postdoctorats en tant que chargé de recherches, et maintenant en tant que chercheur qualifié. Cela implique que j’ai pu librement choisir mes sujets de recherche. En effet, contrairement à d’autres organismes qui imposent aux candidats un sujet défini, le FNRS offre la possibilité de déposer des projets de manière autonome. Donc sans devoir s’inscrire dans l’agenda d’un laboratoire, d’un centre de recherche qui a besoin de main-d’œuvre. »

« Être nommé à titre permanent, c’est aussi l’assurance d’être libre de se concentrer sur ses recherches. » Même si c’est aussi l’occasion d’assurer des charges de cours dans l’université qui héberge le chercheur.

En 2022, 2.537 chercheurs ont été rémunérés par le FNRS, pour un total de 127,7 millions (dont 4,2 millions euros pour des crédits de fonctionnement). Parmi ceux-ci, 1.565 doctorants selon un CDD de 4 ans (44,4 millions euros), 559 post-doctorants pour un CDD de 3 ans (23,8 million euros) et 413 chercheurs permanents (55,5 millions euros).

Bousculement de la philosophie morale

Avant de rentrer dans la recherche proprement dite de Quentin Hiernaux, il est important de planter le décor. Alors que la philosophie morale et l’éthique – qui étudient plus spécifiquement les questions de valeurs et d’orientation de nos actions par rapport à ces valeurs – remontent à au moins 2500 ans avec Aristote, l’éthique de l’environnement est, quant à elle, une branche bien plus récente. Elle se développe d’abord aux États-Unis, dans la foulée de la création de Yellowstone, le tout premier parc national au monde, puis est importée en Europe de façon institutionnalisée dans les années 1970.

Des deux côtés de l’Atlantique, la fin du XXe siècle est marquée par un essor dans les approches théoriques de l’éthique de l’environnement. Celles-ci sont concomitantes au renforcement de la pensée écosystémique. À la compréhension de plus en plus poussée de la complexité des écosystèmes. Au développement de la biologie de la conservation par rapport à l’extinction des espèces. Mais aussi aux conséquences des premières pollutions à grande échelle. Ces approches théoriques de l’éthique de l’environnement promeuvent l’inclusion des entités naturelles non humaines dans nos préoccupations morales. Celles-ci impactent d’ailleurs la vie des humains étant donné que ces derniers font partie des écosystèmes.

Cette désanthropocentrisation de la question morale bouscule littéralement les codes de la philosophie morale. « En effet, la morale n’est alors plus uniquement une question qui concerne les responsabilités et les devoirs des humains envers les humains, pour et par les humains, comme le disent les textes des religions monothéistes ainsi que les philosophes occidentaux influencés par cette tradition-là », explique Pr Quentin Hiernaux.

« Dès lors, la façon dont on traite les animaux ou les végétaux, contrairement à ce qu’on a pensé pendant des centaines d’années, n’est pas juste une question de ressources. Ils ne sont pas là à notre disposition et n’ont pas été créés pour l’humain, comme l’affirmait la pensée créationniste et religieuse. »

Les questionnements autour des animaux ont pris de l’avance sur ceux concernant les végétaux. Au XXe siècle, des développements moraux nouveaux ont, en effet, émergé avec l’implantation de l’élevage industriel, la souffrance animale qui en découle. Ils ont été renforcés par des découvertes scientifiques. Des études en éthologie ont mis en lumière des formes de communication complexes chez les animaux, voire des émotions comparables à celles des humains. D’autres en neurobiologie ont permis de mieux comprendre leur système nerveux. L’écologie, enfin, a mis en exergue leur important rôle dans les écosystèmes.

Par la suite, les progrès dans les connaissances scientifiques ont amené à voir de façon de plus en plus manifeste les enjeux moraux à l’inclusion de la vie végétale pour préserver les écosystèmes, et donc aussi les conditions de la vie humaine pour les générations futures. « Alors que la philosophie morale classique ne prenait en compte que la vie humaine à court terme, cette prise en compte des générations futures est typique de l’éthique environnementale. »

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Enjeux et interactions écologiques au niveau biologique

Maintenant que le décor est planté, revenons au projet de recherche de Quentin Hiernaux. Pour développer une éthique du végétal, le philosophe compte avancer selon trois axes. Le premier concerne les interactions écologiques des végétaux.

Concrètement, il vise à comprendre ce qu’ils apportent aux écosystèmes et jusqu’où ils peuvent aller dans la régulation de ceux-ci. « Pour avoir une réflexion éthique cohérente, il est nécessaire de déterminer de quoi les scientifiques parlent. C’est-à-dire d’identifier les effets et les contraintes que les plantes exercent sur leur milieu et de voir les conséquences que ces aspects écologiques ont en termes agricole, paysager, de biodiversité, etc. »

« Les végétaux sont à la base des écosystèmes. Et par là, des chaînes alimentaires et de la transformation de l’énergie au niveau biologique. Ils régulent également toutes sortes de cycles biogéochimiques très importants au niveau écosystémique. Pour ces raisons, ils ont une valeur écologique extrêmement importante. On ne peut pas préserver efficacement la vie animale au sein des écosystèmes, ni même la continuité de ces écosystèmes, si on n’a pas une considération plus spécifique pour la vie végétale. »

« Cela, les écologues le savent très bien, moins le grand public. Et ce, parce que les campagnes de protection de la nature sont très centrées sur les animaux ou parlent de l’environnement d’une façon très abstraite. Il faut arriver à ce que la philosophie morale et l’éthique de l’environnement prennent en considération les recherches scientifiques récentes d’une façon qui ne soit pas juste technique, biologique, mais cohérente, pédagogique, compréhensible pour chacun », explique Pr Quentin Hiernaux.

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Réflexions sur la durabilité

Pour développer une éthique du végétal, il va également investiguer le rapport utilitaire qu’ont les humains avec les végétaux, lesquels fournissent aux premiers de multiples ressources.

« Ce rapport utilitaire à la vie végétale nous est indispensable. Et ce, car l’Homme a besoin de cultiver des fruits et des légumes pour se nourrir, d’exploiter les forêts pour en tirer des combustibles et des matériaux de construction. Il ne s’agit pas de condamner unilatéralement cette dimension. La question, c’est comment exploiter les végétaux de manière durable ? Quelles sont les meilleures techniques agroécologiques ou tendant vers une agronomie respectueuse et durable, par exemple? »

« La difficulté, c’est de ne pas réduire nos rapports exclusivement à ce rapport utilitaire, en oubliant la dimension écologique et culturelle des végétaux. C’est seulement en mettant en adéquation ces différentes dimensions qu’on peut arriver, dans un troisième temps, à une dimension éthique et philosophique qui soit cohérente. »

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Une dette qui ne va pas de soi

« Est-ce que moralement, on peut s’en tenir simplement à une relation avec le monde vivant qui serait strictement scientifique ou strictement économique, instrumentale et utilitaire pour répondre à nos besoins ? Non, en fait, il manque la dimension du sens. Et ça, c’est ce qu’apportent les sciences humaines. En tant que philosophe, j’étudie les rapports que l’Homme a avec les végétaux dans l’histoire de la philosophie. »

« C’est assez spécifique à la pensée occidentale d’avoir isolé les relations sociales et culturelles humaines dans une « bulle » appelée « culture », laquelle est opposée à la nature. Dans notre système de valeurs occidental, les produits de la nature constituent un dû pour l’Homme. Notre rapport envers le monde végétal est celui de la domination et de l’exploitation. On se sert sans se poser de questions. »

Le contraste est immense lorsque l’on se penche sur la manière dont les cultures traditionnelles considèrent les végétaux. Elles ont un rapport sacré à la vie végétale, et même très souvent à la nature dans son ensemble. « Cela peut passer par des prières, des communautés d’âme dans la pensée animiste. Ou encore par la réincarnation. C’est aussi lié à la manière dont ces peuples ritualisent l’alimentation, réalisent des rites de passage. Tout cela fait que la relation aux végétaux n’est jamais strictement utilitaire. Elle passe aussi par un rapport de sens et de responsabilité par rapport à cette vie végétale qui est utilisée. »

« Et cette utilisation n’est pas faite n’importe comment. Certaines de ces populations demandent oralement l’autorisation à la plante d’être cueillie. Celle-ci ne répond évidemment pas, et cela n’empêche pas sa cueillette, car l’enjeu n’est pas là. L’enjeu est dans le fait de reconnaître explicitement qu’il y a une dette. C’est-à-dire que les produits de la nature ne sont pas dus aux humains. Chaque interaction avec le monde végétal les amène à une notion de respect envers la vie générale et ses facultés limitées de renouvellement. »

Une conception à rebours de la culture occidentale. « En tant que philosophe, je reste attaché à une forme de rationalité. Dans la pensée occidentale dans laquelle je m’inscris, je pense qu’il y a une place pour imbriquer de façon critique les connaissances scientifiques, les questions utilitaires et une forme de sens. Et ce, sans renier nos propres racines culturelles, notamment le paganisme préchrétien. Cette articulation, je vise à l’atteindre par petites touches, en étudiant des auteurs, des situations, des problèmes particuliers. Pour, finalement, parvenir à apporter ma pierre à cet édifice », conclut Pr Quentin Hiernaux.

 

 

 

 

Cette large enquête sur l’esprit d’aventure en sciences a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

 

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