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À l’heure de l’IA, les journalistes doivent jouer leur rôle de certificateurs de l’information

9 octobre 2023
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 11 min

Série : JournaBot (3/6)

« Dans moins de 10 ans, plus de la moitié des informations disponibles sur le web aura été générée par une intelligence artificielle ». Au journal l’Echo, Nicolas Becquet, journaliste et responsable de la transformation numérique du média, annonce la couleur.

« C’est déjà le cas en partie dans le e-commerce ou les annonces immobilières. On discute par ailleurs avec des chatbots dont on ne sait trop qui se cache derrière. On reçoit, via les réseaux sociaux, des vidéo qui nous plaisent, qui nous confortent dans nos opinions ou qui les modifient. Ne plus pouvoir faire la différence entre une information générée par un être humain ou une machine représente un vrai danger pour la démocratie », assène-t-il. Tout comme se pose dans les mêmes termes la question de la détection des fausses informations, des désinformations, des fake news

Barrer la route à un nouveau régime de vérité

Appliquée à la sphère du numérique, l’IA préoccupe autant le philosophe que le journaliste. « Le numérique installe un nouveau régime de vérité », estime Mark Hunyadi,  professeur de philosophie à l’UCLouvain et professeur associé à l’École Mines-Télécom, à Paris. « Avec l’avènement des réseaux sociaux, la question de la vérité s’est estompée, érodée, éloignée. Les réseaux sociaux fonctionnent sur un mécanisme de viralité. Et désormais, la viralité remplace la vérité. »

Il détaille : « d’une manière générale, ce que l’on cherche sur les réseaux sociaux, c’est se faire plaisir. On ne cherche pas la vérité. On ne cherche pas la vérification ni la preuve de ce qui est avancé. On cherche ce qui va dans le sens du poil. Autrement dit, on cherche du sucre pour le cerveau. On cherche à se reconnaître dans la même opinion que les autres.»

« Du point de vue de la vérité, c’est bien entendu un tournant. C’est même une plaie. Précisément parce que, dans ce régime, la question de la vérité devient tout à fait secondaire. Trump, le Brexit… On dispose d’une foule d’exemples récents de ce que j’appelle le nouveau régime de vérité. On a pu manipuler les gens parce qu’on savait comment les séduire. »

« Et ce changement du régime de vérité pose un immense problème. Il signifie qu’il y a un passage au deuxième plan des questions qui devraient être au centre du journalisme : rapporter des faits, vérifiés, recoupés. »

Pas que des témoins

Quelle place réserver aux journalistes dans ce contexte?  « Clairement, leur crédibilité va se jouer dans leur rôle de certificateur des informations qu’ils diffusent », assure Nicolas Becquet, qui a consacré une série d’articles sur les relations entre journalistes et IA, cette année dans son média. Une série « coproduite » par une IA.

« On entend encore trop souvent qu’avec les réseaux sociaux, tout le monde est devenu journaliste. C’est une aberration ! », reprend Mark Hunyadi.

« Que veut-on dire par là ? Que n’importe qui peut témoigner, apporter son grain de sel et contribuer à la construction de la réalité. Le journalisme, c’est des standards professionnels, des recherches de sources fiables, une déontologie, des recoupements de l’information, etc. Tout cela fait que les journalistes ne sont pas juste des témoins, des “voyeurs”. Ils apportent une valeur ajoutée indéniable à l’information. Ils analysent, ils mettent les faits en perspective, ils peuvent être critiques. »

Réseaux sociaux et « démédiation »

« Il est donc tout à fait absurde de dire qu’avec les réseaux sociaux, tout le monde devient journaliste », continue le philosophe. « Mais, il est vrai que cette ineptie témoigne d’un phénomène qui est juste, mais qui le dit mal. Il y a, avec le numérique et les intelligences artificielles, un phénomène de « démédiation » de la description qu’on peut donner de la réalité, de la narration. Le simple ressenti de quelqu’un qui témoigne fait office de construction de la réalité.»

« Cela affecte directement le statut de la presse. La presse se trouve donc en concurrence avec le simple partage de « sous-informations », de fragments de description de la réalité qu’on fait passer pour une information », dit-il.

D’où l’importance du besoin d’informations certifiées, correctes. « Elles sont indispensables pour que la société fonctionne, pour que l’économie fonctionne, que la démocratie fonctionne », reprend Nicolas Becquet. Et ce rôle ne va pas cesser d’exister. Au contraire, il ne va faire que grandir.

Menaces sur l’emploi : un fantasme ?

L’arrivée et le développement de l’IA dans les médias posent aussi une autre question, souvent évoquée lorsqu’une nouvelle technologie envahit un espace professionnel. Il s’agit de la question de l’emploi. L’IA, va-t-elle favoriser l’emploi ou au contraire le menacer ?

« Dans les médias, le discours des actionnaires est clair. Ils affirment que l’utilisation de l’IA va libérer du temps pour les journalistes afin qu’ils puissent faire plus et mieux leur métier », indique le philosophe Mark Hunyadi. « Mais c’est de la poudre aux yeux ! Parce qu’une fois sur deux, une fois sur trois, ce travail d’enquête que les journalistes vont théoriquement pouvoir faire davantage, puisqu’ils gagnent du temps grâce à l’IA, ne va déboucher sur rien. Il n’est donc pas rentable. Et si ce n’est pas rentable… »

La Dre Laurence Dierickx, du Centre de recherche en information et communication (ULB) le constate. « L’IA a déjà mené au licenciement de journalistes. Au départ, les discours des patrons de presse étaient apaisants. Mais ce temps-là est révolu. Aux États-Unis, Gizmodo par exemple, vient de licencier toute sa rédaction espagnole. Désormais, les textes en anglais sont traduits en espagnol par une IA. »

« Au Danemark, la rédaction de Berlingske s’est mise en grève pour marquer son opposition au remplacement de journalistes par une IA .»

En Allemagne, c’est le licenciement de 200 personnes au Bild qui agite la communauté. Ici aussi, certains métiers vont être remplacés par une IA, comme l’écrivait The Guardian (Angleterre), juste avant l’été.

« L’arrivée d’IA génératives comme ChatGPT va peser davantage encore sur l’emploi dans toute une série de métiers qui ne demandent pas une créativité spectaculaire », estime de son côté le Professeur de psychologie cognitive Axel Cleeremans (ULB). « Ces systèmes ont désormais la capacité d’augmenter nos compétences d’une manière telle qu’on peut imaginer les voir remplacer plusieurs personnes dans une société de journalistes ou de programmeurs, pour évoquer un autre secteur d’activités. »

Rédaction d’un journal quotidien – Image libre de droit

De nouveaux métiers en gestation

Bien entendu, de nouveaux métiers liés à l’IA dans les médias font leur apparition. « Au New York Times, on recrute désormais des éditeurs pour l’IA générative. Cela ouvre énormément de perspectives », note Laurence Dierickx. « Les applications de l’IA générative (ou « GAI » pour reprendre l’acronyme anglo-saxon) permettent notamment une personnalisation de l’information. »

« À l’Echo, nos développements numériques portent aussi sur la distribution de l’information, la personnalisation de l’information et sur une éventuelle sorte de synthèse d’articles », explique Nicolas Becquet, responsable de la transformation numérique du média. « Cela touche également à la traduction, à la transformation text to speech. Cela peut permettre de toucher de nouveaux publics. »

« Mais attention, dans ce contexte, on glisse vers du marketing éditorial et on s’écarte du journalisme », pointe Laurence Dierickx (ULB).

Au rang des nouveaux métiers liés à l’IA, la chercheuse pointe aussi la supervision des traductions d’articles. « Dans certains cas, cela apporte une plus-value aux informations d’origine. En Finlande, un média qui a décidé de diffuser ses informations vers un public très ciblé a ainsi engagé une journaliste ukrainienne chargée de vérifier la pertinence des traductions automatiques vers cette langue. De quoi diffuser au final une information plus fiable, plus juste. »

Sans oublier les fact-checkers, chargés de vérifier a posteriori les informations diffusées. Parce que l’IA est aussi une formidable machine à produire ou à relayer de fausses informations. « Surtout quand on ne connaît pas les données qui ont permis de nourrir les algorithmes qu’on sollicite ni leurs critères de sélection », souligne le Pr Cleeremans (ULB).

La confiance des lecteurs, un bien précieux

« À l’Echo, après avoir testé pendant une bonne année un système de génération automatique de textes, nous sommes désormais dans une phase d’expérimentation et dans une stratégie de sécurisation », reprend Nicolas Becquet.

« Quelles que soient les utilisations liées à l’IA envisagées, nous voulons pouvoir certifier l’information que nous diffusons. Notre bien le plus précieux, c’est la confiance de nos lecteurs. On ne peut pas se permettre d’introduire des technologies qui généreraient des erreurs, voire des hallucinations

Quand la machine invente

Des hallucinations ? « Prenons un exemple », propose Laurence Dierickx. « J’ai demandé à une IA de me générer un texte sur base de quelques informations précises : la description d’un accident de la route mortel. Dans le texte qu’elle me livre, je retrouve ces informations, mais aussi des éléments qui n’ont pas été donnés dans la consigne, par exemple le fait qu’une enquête aurait été ouverte. Un élément qui n’était pas dans les prompts, c’est-à-dire les consignes de départ. »

Le texte a, en quelque sorte, été enjolivé par l’algorithme. Il y a joint des éléments qui n’avaient rien à y faire par rapport à la situation exposée.

« Il s’agit d’éléments ajoutés qui, statistiquement, paraissaient plausibles à l’algorithme, mais qui, dans mon exercice précis, n’avaient rien à y faire. Ce sont des hallucinations. La machine nous fait voir des choses qui n’existent pas », précise la chercheuse.

Un accueil de moins en moins enthousiaste

Quels regards les journalistes eux-mêmes, portent-ils sur l’évolution de leur métier face à cette déferlante numérique ? Et plus particulièrement en ce qui concerne l’intégration des outils d’intelligence artificielle dans les rédactions ?

Pour le savoir, la Dre Laurence Dierickx, qui donne également cours à l’Université de Bergen (Norvège), vient de réaliser une étude portant sur les titres, chapeaux et illustrations d’articles publiés en français et en anglais sur la thématique de l’IA et repérés dans les médias ces cinq dernières années. Ces données ont été analysées et comparées à celles d’une étude similaire réalisée sur les cinq années précédentes. La chercheuse a présenté ses derniers résultats en septembre 2023, lors d’un colloque à Glasgow.

Ses analyses linguistiques ont notamment porté sur le lexique et la syntaxe utilisés par les journalistes dans ces articles. Elles montrent que les journalistes professionnels parlent généralement des technologies d’IA dans leur métier de manière plutôt neutre. Mais certaines tendances se dessinent cependant. Dans la presse anglophone, la chercheuse remarque qu’entre 2010 et 2017, on parlait plutôt d’IA de manière positive. Une tendance qui s’est inversée dans la seconde étude. Dans la presse francophone, cette tendance négative était déjà présente dans la première étude et s’est retrouvée exacerbée dans la seconde. Quant à l’arrivée massive d’IA génératives, elle est clairement perçue comme une menace pour la qualité de l’information.

Un équilibre à trouver entre avantages et inconvénients

« L’utilisation de l’intelligence artificielle dans les médias, comme dans d’autres domaines, résulte d’une évolution technologique qu’il semble difficile de bloquer », estime le Dr Pierre De Muelenaere. L’ingénieur en microélectronique a été à l’origine d’une des premières spin-offs de l’UCLouvain  : la société IRIS. Cette entreprise d’intelligence artificielle avant l’heure voulait « développer l’œil de l’ordinateur et lui permettre de pouvoir reconnaître automatiquement toutes les images numérisées de documents ». Et elle a brillamment relevé le défi. Désormais filiale du géant mondial Canon (depuis 2012), l’entreprise travaille dans 115 langues et est présente dans 90 pays.

« L’IA nous fait peur, mais la technologie de l’armement fait tout aussi peur », dit-il.  « Il me semble que les discussions sur l’IA que nous avons pour le moment constituent une démarche saine. Il y a de vraies questions qui se posent par rapport à ses développements et à son utilisation. Le tout est de trouver un équilibre entre les avantages et les inconvénients de cette nouvelle technologie. »

Laurence Dierickx ne dit pas autre chose. « Face à une nouvelle technologie, on passe par des phases de résignation, de pessimisme technologique, de sentiments de menace ou, à l’inverse, d’optimisme technologique (« on va sauver le journalisme »). Ensuite, on assiste à une position émergente de socio-constructivisme. L’IA va permettre une sorte de journalisme augmenté. Tout cela demande une solide formation pour les journalistes et une éducation aux médias pour le public », conclut-elle.

 

 

Cette large enquête sur le journalisme automatisé par l’intelligence artificielle a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

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