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Une avalanche d’outils à découvrir, à maîtriser, et (peut-être) à utiliser

20 octobre 2023
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 9 min

Série : JournaBot (6/6)

Qu’il s’agisse de la production d’informations, de la collecte de données, de la mise en forme ou encore de la diffusion des infos: l’automatisation des tâches grâce à l’intelligence artificielle (IA) bouleverse les pratiques professionnelles dans les médias. Comment les futurs journalistes y sont-ils préparés? À Bruxelles, Liège et Louvain-la-Neuve, les réponses sont multiples.

Développer la littéracie computationnelle

Premier constat: avec l’usage de plus en plus répandu de l’IA, ne disons plus « journalistes multimédias » pour désigner les professionnels de l’information. Parlons plutôt de journalistes dotés d’une solide littératie informationnelle. C’est-à-dire de connaissances fondamentales dans le domaine de l’information et des techniques d’information. « Et même de littératie computationnelle (connaissances en ce qui concerne la logique des outils informatiques, NDLR) », souligne le Dr Antonin Descampe, à l’UCLouvain. Cet ingénieur civil spécialisé dans le traitement d’images est en charge du cours de compétences numériques du journalisme dispensé aux étudiants de deuxième Master. C’est un observateur attentif des évolutions technologiques qui touchent au journalisme au sein de l’ORM, l’Observatoire de recherche sur les médias et le journalisme.

« Notre but est de former et d’armer le mieux possible les journalistes qui arriveront demain dans les rédactions », rappelle-t-il. « D’où la mise en place de ce cours de compétences numériques. L’enjeu est d’arriver à identifier les grandes tendances technologiques du moment et d’essayer de les infuser dans le programme, sans succomber aux effets de mode. L’idée est d’amener les étudiants qui n’ont pas de connaissances techniques spécifiques, qui n’ont pas d’ancrages technologiques comme peuvent en avoir des ingénieurs, à se familiariser avec la pensée computationnelle. »

Apprendre à collaborer avec d’autres spécialistes techniques 

Cette pensée, c’est amener les étudiants à comprendre comment les machines, les ordinateurs ou encore les algorithmes peuvent les aider à trier, classer ou filtrer de grands ensembles de données.

« Il s’agit de leur faire prendre conscience que ces machines pourraient leur rendre de grands services. Pas de les remplacer », poursuit Antonin Descampe. « Mettre son cerveau en mode computationnel, c’est l’amener à découper un problème en sous-problèmes dont certains pourraient être pris en charge par les futurs journalistes et d’autres confiés à des outils numériques. Qu’il s’agisse de digérer un grand nombre de données, de préparer un reportage, de mener une enquête: le computational thinking doit permettre d’identifier les étapes du travail qui vont pouvoir être assistées par la machine », précise l’ingénieur.

Son cours ne vise pas nécessairement à former à l’utilisation d’un type particulier d’outils numériques. « Parce qu’on sait bien que dans un an ou deux, ils seront devenus obsolètes ou ne seront plus maintenus. Ce que nous cherchons avant tout, c’est à développer une attitude de curiosité et d’intérêt chez les futurs professionnels de l’information concernant l’apport de ces outils. De même qu’à leur faire prendre en compte les nécessaires interactions qu’ils auront avec d’autres professionnels des médias pour diffuser leurs informations. Je pense aux développeurs ou aux infographistes.»

Des cursus déjà bien fournis

« Distiller ces nouvelles compétences en lien avec l’intelligence artificielle aux futurs journalistes représente plus d’un défi pour les écoles de journalisme. « Entre autres, parce que les cursus sont déjà riches », relève Dre Laurence Dierickx, chercheuse au Centre de recherche en information et communication de l’ULB.

« Les enseignements sont multiples. Je pense à la déontologie, au droit de la presse, aux systèmes médiatiques dans lesquels on va évoluer, aux techniques professionnelles de prise de sons, d’images, de notes, à l’identification d’experts, à l’évaluation des sources, à la rédaction d’un article de presse écrite, à celle de billets destinés à la radio ou à une séquence pour le journal télévisé, à la préparation d’un reportage, aux techniques d’interviews… »

« Il y a quelques années, on a ajouté un cours axé sur le journalisme de données à l’ULB. Il fonctionne bien avec certains étudiants, mais pas avec tous. Il faut pour cela une certaine fibre, disons, mathématique. Or, généralement, ce n’est pas au cours de statistiques dispensé en bachelier qu’on observe les meilleurs résultats.»

« Depuis l’émergence des IA génératives, un cours sur les techniques d’enquêtes numériques et sur le fact-checking est en préparation. Un premier atelier sur la question du fact-checking numérique est programmé cet automne. La vérification des informations fait partie du travail des journalistes. Qu’il s’agisse de textes ou d’images. »

« Quels sont les meilleurs outils pour les fact-checkers? Une étude que j’ai pu mener auprès de 14 fact-checkers dans les pays scandinaves et un membre de l’Agence France Presse (AFP) qui travaille en recherche et développement a permis d’identifier quelque 250 outils différents. Et ils utilisent aussi des outils d’images inversées. Les possibilités à explorer sont énormes. »

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À Liège, on mise sur le journalisme d’enquête

À l’Université de Liège, le Dr Boris Krywicki, assistant chercheur en journalisme, partage cette analyse. Comment utiliser ces nouveaux outils numériques d’un point de vue pratique ? Comment former les étudiants à leur usage? « Nous ne disposons pas de cours spécifique à l’IA et ses outils », dit-il. « Sauf le cours dispensé depuis plusieurs années sur le journalisme de données. Nous échangeons bien sûr avec nos étudiants sur l’IA lors de séances de cours. Ceci relève davantage de la mise en garde. Notamment, celle de ne pas céder aveuglément à leur recours. Nous discutons des limites de l’outil. Par contre, nous privilégions dans nos cours la pratique du journalisme constructif et du journalisme d’enquêtes, donc de temps long. »

Les deux ne sont pas incompatibles avec le recours à l’IA. Mais le chercheur met en garde. « Pourquoi le public paierait-il pour des articles générés par une intelligence artificielle ? La confiance envers les journalistes est en baisse depuis plusieurs années. Dans ce contexte, je ne vois pas comment l’émergence d’articles produits automatiquement par des IA pourrait redorer le blason de la profession. »

Certificat universitaire orienté IA pour les journalistes professionnels

Cela n’empêche pas le département de journalisme de l’Université de Liège de réfléchir à la mise sur pied de nouveaux cursus spécifiquement orientés vers l’IA. Des demandes formulées en ce sens émergent.

Un certificat en investigation numérique est en préparation. « Parce qu’on ressent l’envie des journalistes en exercice de se renouveler, de se dépasser », reprend Boris Krywicki. Ce certificat devrait être lancé en 2025. « Il s’agira d’outiller les journalistes de manière très pratique, en se centrant sur les données. En montrant ce qu’elles peuvent livrer comme informations. Ceci tout en amenant les journalistes à imaginer d’autres sortes de narrations: webdocumentaires ou encore news games (jeux vidéo journalistiques), par exemple. »

« Ces technologies peuvent apporter énormément de choses. Les journalistes ne restent évidemment pas passifs dans ce contexte. Quand ils prennent conscience que ces nouveaux outils peuvent faire une partie de leur travail, ils souhaitent les maîtriser et les adopter, afin de réinvestir dans d’autres volets de leur profession. Des volets qui leur sont propres et que les machines ne peuvent pas assurer à leur place: privilégier l’humain, le reportage, les rencontres avec les gens.»

Salle de presse du New-York Times – image libre de droit

Une boussole dans la tempête IA: les fondamentaux du journalisme 

« Malgré l’arrivée et le développement de l’IA, il y aura toujours une place pour le journalisme de qualité. L’IA ne fait que puiser ce qu’il y a sur le web », dit encore le Dr Krywicki. « Or, le journaliste raconte des histoires qui n’ont jamais été racontées. Cette facette du métier n’est pas menacée par l’irruption des machines. Mais cela demande aussi le développement de modèles économiques qui défendent ce type de journalisme, essentiellement de temps long. Cela existe, comme les magazines Medor ou Wilfried. Des modèles qui sont cependant plus fragiles », estime-t-il.

« Avec la « hype » de l’intelligence artificielle, on a pourtant déjà l’impression qu’on y est. Que l’IA est prête, mûre, fiable, présente partout. Or, nous nous trouvons dans un long processus éthique, technologique et d’encadrement qui est loin d’être terminé », souligne Nicolas Becquet, journaliste à l’Écho, où il est responsable de la transformation numérique du média. Il donne aussi cours à l’UCLouvain de développement de produits de presse. « Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, ce sont les fondamentaux du journalisme », dit-il, martelant ainsi ce que disent en chœur tous nos interlocuteurs.

Quels que soient les outils et les modalités de travail utilisés, c’est la qualité du travail du journaliste, dans le respect de sa déontologie, qui doit être au centre de ses préoccupations. Un petit rappel pour conclure? Le Code de déontologie journalistique est on ne peut plus explicite. Son article premier balise: « Les journalistes recherchent et respectent la vérité en raison du droit du public à connaître celle-ci. Ils ne diffusent que des informations dont l’origine leur est connue. Ils en vérifient la véracité et les rapportent avec honnêteté. Dans la mesure du possible et pour autant que ce soit pertinent, ils font connaître les sources de leurs informations. »

 

 

Cette large enquête sur le journalisme automatisé par l’intelligence artificielle a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

JournaBot 1/6 : Face aux IA génératives, les journalistes sont plus que jamais essentiels

JournaBot 2/6 : Quand les médias rejoignent le portefeuille client d’entreprises informatiques

JournaBot 3/6 : À l’heure de l’IA, les journalistes doivent jouer leur rôle de certificateurs de l’information

JournaBot 4/6 : Un cadre juridique pour freiner d’urgence la folle accélération de la désinformation

JournaBot 5/6 : La nature du travail journalistique en pleine mutation

JournaBot 6/6: Une avalanche d’outils à découvrir, à maîtriser, et (peut-être) à utiliser

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