On le surnomme le « docteur mains propres ». Et ce, en raison du combat qu’il mène inlassablement à propos de l’hygiène des mains, une des barrières les plus efficaces contre la transmission des bactéries et des virus. Didier Pittet est un médecin suisse, épidémiologiste et infectiologue. Après en avoir amélioré la formule initiale, et après l’avoir simplifiée en se servant uniquement d’ingrédients non soumis à des brevets (bioéthanol, eau et glycérine), il a fait du gel hydroalcoolique un bien commun.
La volonté du Dr Didier Pittet d’empêcher la privatisation de la solution hydroalcoolique est née lors d’un voyage pour l’ONU en Afrique dans les années 2000. « Mon rêve était d’y introduire la solution hydroalcoolique auprès des soignants, pour réduire le nombre de maladies nosocomiales, et d’induire la mise en place d’une stratégie multimodale capable de modifier leur comportement. Pour y parvenir, il fallait produire la solution hydroalcoolique sur place. Et pour ce faire, il fallait libérer le brevet », explique celui qui fut médecin humanitaire. La recette qu’il a rendue publique est celle diffusée par l’OMS depuis le début de la pandémie de Covid-19.
Nous avons rencontré Didier Pittet en marge de la cérémonie de l’UCLouvain au cours de laquelle les insignes de Docteur honoris causa lui ont été remises.
Daily Science (DS) : A l’instar de la solution hydroalcoolique, le vaccin contre le SARS-CoV-2, ne devrait-il pas devenir un bien commun ?
Didier Pittet (DP) : « Si, absolument. L’aspect bien commun est fondamental. Et il faut que les autorisations de production soient permanentes, ou à tout le moins pour toute la période de la pandémie, de manière à ce qu’on ne manque pas de vaccins. L’organisation mondiale du commerce (OMC) s’est rassemblée la semaine dernière pour en discuter. Mais, pour l’instant, les pays ne sont pas d’accord. Et pourtant, ceux-ci pourraient acheter les brevets puis distribuer les vaccins beaucoup plus largement. »
« Notre société actuelle est en danger. Il va falloir agir différemment avec ce virus, ou plutôt avec ces virus. En effet, désormais, des variants résistent au vaccin ou nécessitent un taux d’anticorps beaucoup plus élevé pour être neutralisés. Et ne perdons pas de vue les variants de l’hémisphère sud, lesquels risquent de nous poser problème en automne prochain. »
DS : Si le vaccin ne devient pas un bien commun, le risque d’avoir des variants de plus en plus virulents ne va-t-il pas augmenter ?
DP : « Plus longtemps les virus circuleront en grande quantité, plus il y aura de variants. Et plus ceux-ci, et c’est la tendance naturelle des virus, s’adapteront et résisteront. Très souvent, les variants qui se substituent aux autres sont ceux qui se propagent le plus facilement. »
DS : On a donc tout intérêt à accélérer la vaccination afin d’atteindre l’immunité mondiale le plus vite possible. Et pour ce faire, il faut pouvoir fabriquer le vaccin un peu partout sur la planète…
DP : « Tout à fait. Un bel exemple est la solution hydroalcoolique. Au départ, rendre sa recette publique a surtout bénéficié aux soignants des pays pauvres. Mais, lors l’émergence du SARS-CoV-2, tous les pays du monde ont subitement voulu d’immenses quantités de solution hydroalcoolique. Les compagnies qui en produisaient pour les hôpitaux n’avaient pas les capacités de production pour satisfaire les besoins mondiaux. Si la recette n’avait pas été en libre d’accès, la solution hydroalcoolique aurait été en pénurie, les gens se seraient battus pour un flacon. J’ai été très ému quand j’ai vu que les parfumeurs suisses et les viticulteurs se sont tous mis à fabriquer de la solution hydroalcoolique. »
« Les vaccins, c’est pareil. Il faut en faire un bien commun. Pour cela, il faut trouver un moyen d’indemniser les gens qui ont travaillé pour mettre au point les vaccins. Il y a des tas de formules à imaginer pour que les actionnaires de Pfizer, Moderna et les autres firmes pharmaceutiques acceptent, par exemple, de ne toucher que la moitié de leurs dividendes. Et qu’ils donnent l’autre moitié pour que les vaccins soient produits en libre accès, au minimum pour les gens qui ne peuvent pas se l’offrir. »
DS : Aujourd’hui, les vaccins sont vendus aux plus offrants. Les pays en voie de développement seront les derniers servis, si un jour ils le sont…
DP : « Covax, (mis en place en été 2020 par l’OMS pour garantir un accès équitable aux vaccins contre le SARS-CoV-2, NDLR) est un projet magnifique, qui promet environ 2 milliards de doses. Ce n’est pas assez : il en faudrait beaucoup plus. Mais les firmes pharmaceutiques ont refusé de faire partie de cet élan de solidarité mondiale. Celles qui ont loupé leur coup, comme Merck, ne s’impliquent pas du tout dans l’action mondiale. Quant à GSK, la firme produit un peu de vaccins pour se donner bonne conscience. Mais si on était en guerre, toutes les industries fabriqueraient des armes ! Or, ce n’est pas ce qui se passe aujourd’hui dans le domaine pharmaceutique. »
« Au début de la première vague, l’Union Européenne est restée très amorphe. Ensuite, Angela Merkel et Emmanuel Macron ont obtenu que, pour l’Europe, un chèque en blanc soit donné pour un achat commun de vaccins. C’est très bien. Mais l’étape suivante, c’est de faire en sorte que tout le monde soit immunisé, sinon on ne s’en sortira pas. Aujourd’hui, il faut, au minimum, optimiser les chaînes pour produire très rapidement le vaccin en large quantité. Et mener une campagne de vaccination digne de ce nom. »
« Par ailleurs, il faudra trouver et produire des vaccins pour contrer les nouveaux variants. Dès lors, les sociétés pharmaceutiques comme Pfizer, Moderna, devraient déléguer la production du premier vaccin et se concentrer sur le développement de nouveaux vaccins à ARN messager pour cibler de nouvelles souches. »