Série « Lever un coin du voile sur l’histoire humaine » (4/5)
Mentionnée dès le 5e siècle avant notre ère dans les écrits d’Hérodote, l’ancienne ville d’Itanos ne sera localisée par les archéologues qu’au début du 19e siècle, en Crète orientale. Elle sera fouillée pour la première fois en 1899, puis en 1950. Etonnamment, le site n’est presque pas exploré par la suite. Les vestiges de cette cité grecque, très bien conservée, se révèlent véritablement en 1994, lors de fouilles auxquelles participent des chercheurs de l’ULB.
Depuis lors, chaque été, les scientifiques bruxellois y dirigent des travaux de terrain. Ils étudient plus particulièrement la nécropole de la cité – l’espace public réservé à l’enterrement des morts, durant l’Antiquité –, mystérieusement abandonnée aux 6e et 5e siècles avant Jésus-Christ.
L’époque des cités grecques, une période encore peu étudiée en Crète
« Itanos a vraisemblablement été fondée au 9e siècle, voire au 10e siècle avant J.-C., et sera occupée jusqu’au 7e siècle de notre ère. La ville est ensuite désertée, probablement en raison des tremblements de terre qui frappaient fréquemment la région », indique le Pr Didier Viviers, spécialiste de la Grèce antique au Centre de recherches en archéologie et patrimoine de l’ULB, et co-directeur des fouilles du site.
C’est lui qui initie le projet de recherche de 1994. À cette époque, les fouilles archéologiques en Crète visaient surtout à étudier les Minoens, une civilisation établie aux 3e et 2e millénaires avant notre ère. L’Histoire du 1er millénaire, c’est-à-dire l’époque de la Grèce Antique, était relativement peu explorée.
« Le site d’Itanos permet de comprendre comment les cités grecques se sont développées au sud de la Méditerranée, et en dehors des grandes villes, comme Athènes. Par ailleurs, Itanos a la particularité très rare d’être une ville commerçante portuaire. Habituellement, les cités grecques se situent à plusieurs kilomètres de la mer ». Cette caractéristique pourrait s’expliquer par l’influence d’autres populations, comme les Phéniciens, un peuple de grands marins qui ont installé sur l’île des comptoirs commerciaux au début du 10e siècle avant notre ère.
Le fait que le site ait été un lieu d’échanges représente une aubaine pour l’étude de la céramique crétoise de l’époque : « Nous avions plus de chance d’y trouver des céramiques importées, que l’on connaît très bien, en contact stratigraphique avec des céramiques crétoises, encore peu connues. En datant l’une, nous étions capables de dater l’autre. »
Des nécropoles désertées pendant plus de deux siècles
A la suite de cette première phase d’exploration, l’équipe de l’ULB décide d’investiguer davantage le site, en se concentrant sur sa nécropole. « L’une des plus grandes énigmes de l’archéologie crétoise est qu’aux 6e et 5e siècles avant J.-C., les morts ne sont plus enterrés dans les nécropoles. Ni à Itanos, ni dans les autres citées de l’île », fait savoir le Pr Viviers.
En vue de comprendre ce qu’il s’est passé, plusieurs fouilles sont menées de 1995 à 1999, et les scientifiques parviennent à localiser un bâtiment de plus de 500 m², au cœur même de la nécropole, datant précisément de cette période. C’est lors d’une seconde campagne, de 2011 à 2015, qu’ils parviennent à mettre au jour un véritable complexe archaïque, composé de grandes cours et de pièces couvertes.
« Les endroits couverts étaient des lieux de rassemblement pour les habitants, où ils mangeaient et buvaient. Les espaces ouverts, quant à eux, étaient utilisés pour pratiquer, en commun, des rituels funéraires autour d’anciennes tombes qui avaient été nettoyées et réaménagées », détaille la Pre Athéna Tsingarida, chercheuse au Centre de recherches en archéologie et patrimoine de l’ULB, directrice de l’école belge d’Athènes, et co-directrice des fouilles d’Itanos.
Aussi, même s’ils n’enterraient plus leurs morts, les Crétois continuaient à honorer leurs ancêtres au cœur de la nécropole. Pour les chercheurs, l’absence d’inhumation à cette époque ne traduit donc pas un déclin de la société. « La cité semble avoir plutôt connu un changement dans sa structure et son organisation sociales, et qui se reflète dans l’espace funéraire », déclare la Pre Tsingarida.
« C’est un peu ce qu’il s’est passé chez nous au 20e siècle, avec l’incinération. Avant, il n’existait pas de crématorium. On était davantage lié à son cimetière de village, où on était enterré dans un caveau familial. Notre structure sociale a simplement évolué », compare le Pr Viviers.
Un complexe archaïque respecté, même après son abandon
Cette transformation sociale semble néanmoins avoir été rejetée par la population crétoise au fil du temps. « Nos analyses montrent que le complexe est progressivement abandonné au cours du 4e siècle avant J.-C. On constate, à la même époque, une reprise de l’activité funéraire dans la nécropole. L’organisation sociale semble donc revenir, en partie, à ce qu’elle était auparavant », révèle le Pr Viviers.
Et la Pre Tsingarida de préciser : « Une fois que la nécropole réapparaît, les habitants ne toucheront pas pour autant au complexe. Pendant plusieurs siècles, ils paraissent même le préserver, comme une sorte de référent. Il y a une forme de respect vis-à-vis de cet espace. »
Déterminer le rapport que la nécropole entretenait avec ce complexe archaïque lors des occupations antérieures et postérieures sera l’un des objectifs des chercheurs bruxellois lors du nouveau programme de fouilles prévu jusqu’en 2025.