Quand les jeunes instrumentalisent les algorithmes des réseaux sociaux

20 décembre 2023
par Camille Stassart
Temps de lecture : 5 minutes

Quel rapport entretiennent les jeunes Bruxellois avec les algorithmes de recommandation sur les réseaux sociaux? Et quelles influences ces systèmes ont-ils sur leur manière de s’informer et de se forger une opinion ? Telles sont les questions sur lesquelles s’est penché pendant 4 ans le projet de recherche Alg-Opinion mené par une équipe de l’UCLouvain et de l’Université Saint-Louis-Bruxelles. Soutenue par Innoviris, cette étude révèle quelques surprises concernant les usages des 15-25 ans sur ces plateformes.

Une théorie de « bulle de filtres » qui ne fait pas consensus

Les médias sociaux (comme de nombreux sites web et applications) utilisent des algorithmes dits « de recommandation », basés sur les méthodes de filtrage. Selon le profil et le comportement de l’utilisateur (âge, lieu de résidence, interactions avec certains contenus (clic, « like », partage, commentaire), pages/compte/chaînes suivis, etc.), le contenu proposé dans son fil d’actualités sera hiérarchisé d’une telle manière. L’objectif : présenter à l’internaute les contenus les plus susceptibles de l’intéresser.

De là, est née il y a quelques années la notion de « bulle de filtres ». Selon cette théorie, les algorithmes limiteraient l’accès à du contenu informationnel diversifié et enfermeraient l’utilisateur dans une « bulle informationnelle ».

Ce postulat reste néanmoins débattu par la communauté scientifique. « Si l’intégration de systèmes de recommandation a une influence non-négligeable sur l’horizon informationnel des individus, elle n’est toutefois pas aussi uniforme que pourrait le laisser penser la théorie des bulles de filtres », estiment les chercheurs du projet Alg-Opinion. « Tant la nature des éléments recommandés que la technologie utilisée, l’interface proposée à l’utilisateur ou le contexte d’usage du dispositif, sont à même d’influer sur les pratiques de consultation. »

Etant donné que les jeunes Bruxellois s’informent principalement via les réseaux sociaux, ce projet s’est intéressé à la façon dont ce public perçoit ces algorithmes de recommandation, leurs effets, et comment ces systèmes affectent leur accès à l’information.

Des filtrages détournés par les jeunes

A travers divers entretiens et groupes de discussion menés auprès de Bruxellois âgés de 15 à 25 ans, les chercheurs ont constaté que la plupart ont conscience de l’existence de ces mécanismes de recommandation. Même s’ils n’ont pas une compréhension fine de la manière dont ils fonctionnent.

« Ce qui nous a le plus étonné, c’est que ces jeunes développent rapidement des tactiques pour modifier le fonctionnement de l’algorithme. Ils mobilisent intuitivement certaines stratégies pour influencer le flux d’information qui leur parvient », fait savoir Thibault Philippette, chercheur et professeur l’Ecole de Communication de l’UCLouvain, et co-promoteur du projet. Le but sera soit de limiter, soit de renforcer l’effet du système de recommandation. Car, si certains jeunes critiquent la présence de ces mécanismes, d’autres vont plutôt chercher à exploiter l’outil afin d’être davantage ciblé par certains contenus.

« Ils vont, par exemple, posséder plusieurs comptes. Ou encore se désabonner régulièrement de certaines pages/chaînes. Pour ceux qui veulent être la cible de certains contenus, ils vont « sur-liker », sur-commenter et/ou sur-partager des contenus en lien avec le sujet. Sur YouTube, certains vont laisser tourner plusieurs fois la même vidéo », énumère le Pr Philippette.

Des résultats qui déconstruisent l’idée que les jeunes s’enferment très facilement dans une bulle de filtres, et présentent une attitude passive vis-à-vis de ces mécanismes de recommandation. « Le phénomène est, en tout cas, moindre que la théorie le sous-entend », indique le Pr Philippette. Aussi, selon les chercheurs, si ces algorithmes de recommandation influencent bien l’accès à l’information des jeunes sur les réseaux sociaux, l’effet ne serait pas plus marqué que cela.

Capture écran du site web Alveho © Alveho

Une éducation aux médias encore nécessaire

Dans une autre phase du projet, l’équipe du projet a tenté de savoir ce que ferait ce public si on lui proposait un contrôle explicite sur le dispositif de filtrage. Pour ce faire, les chercheurs ont développé une plateforme, baptisée « Alveho », réunissant dans un fil d’actualité des articles issus de la RTBF, partenaire du projet.

Sa particularité : permettre à l’utilisateur de manipuler, à l’aide de différents outils, l’algorithme de recommandation qui organise ces articles dans le flux. Ce site a ensuite été testé pendant un mois par 23 étudiants de master en information et communication, qui avaient pour seule consigne de se rendre une fois par jour sur la plateforme.

Résultats ? « On a été surpris de noter que ces étudiants, pourtant assez informés sur la question des algorithmes de recommandation du fait de leur cursus, n’ont pas ou très peu utilisé les outils de paramétrages proposés », révèle Arnaud Claes, l’un des développeurs de la plateforme, aujourd’hui postdoctorant à l’Université du Kansai (Japon). Selon lui, ce manque d’initiative s’explique par le fait que ces jeunes n’ont pas l’habitude de prendre le contrôle de l’algorithme : « La quasi-totalité des participants a indiqué ne pas se sentir assez compétents pour interagir avec ces outils de contrôle. Par ailleurs, l’interface proposée était complètement différente de ce à quoi ils sont familiarisés.»

Selon les chercheurs, ces résultats rappellent qu’il est nécessaire d’éduquer le public, y compris les jeunes, au fonctionnement des algorithmes de recommandation des médias. La plateforme Alveho propose d’ailleurs aujourd’hui une version en libre accès, destinée à sensibiliser les citoyens aux effets de cette technologie. Une version plus complète est également gérée actuellement par l’ASBL d’éducation aux médias « Média Animation », autre partenaire du projet Alg-Opinion.

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