Même sur une terre acide pauvre et si perméable qu’elle ne retient pas l’eau, il est possible de cultiver sans avoir recours à des intrants externes. Du moins si l’on est patient et curieux d’innovations visant la circularité des nutriments. C’est la leçon que l’on peut tirer des résultats préliminaires d’une recherche mêlant archéologie et pédologie menée au Canada, notamment par le Pr Jean-Thomas Cornélis (University of British Columbia, UBC). Il travaille main dans la main avec les indigènes Kitselas pour documenter la méthode agricole de forêt-jardin utilisée par leurs ancêtres.
Tourner la page de la colonisation
Direction la côte nord-ouest du Canada, non loin de la frontière avec l’Alaska. Dans ces forêts pluviales tempérées, l’occupation humaine a commencé il y a 6.000 ans. La date est attestée par les artefacts – culturels, outils de cuisine – trouvés par l’équipe de recherche. La canopée a été ouverte afin d’y amener intentionnellement des noisetiers, des pommiers et des arbustes produisant des baies. « Ce peuple n’était donc pas que chasseur-cueilleur, mais également déjà agriculteur au sein des forêts », précise Pr Cornélis.
Cette forêt-jardin était située proche des villages Kitselas. A l’imparfait, car il y a quelque 200 ans, ces peuples indigènes ont été forcés de quitter leur territoire et déplacés. Et leurs terres, riches en ressources forestières et minières, ont été accaparées par les colons. Documenter la méthode de forêt-jardin, et par là prouver l’utilisation plurimillénaire – qui plus est innovante, intensive et multifonctionnelle – de ce bout de territoire pourrait constituer un élément important dans le combat mené par le peuple Kitselas en vue de récupérer les terres de leurs ancêtres. Et ainsi de réintroduire leurs pratiques ancestrales au sein des forêts-jardins.
Pour enquêter sur la mémoire de ce sol, le peuple Kitselas s’est tourné vers des scientifiques spécialisés en botanique, ethnobotanique, archéologie et pédologie. « Les membres du peuple Kitselas sont venus vers nous pour qu’on co-construise un projet avec nos méthodes scientifiques occidentales et leurs méthodologies indigènes. La recherche a le devoir de ne pas reproduire les principes du colonialisme », explique Jean-Thomas Cornélis, directeur du SoilRes3 Lab à UBC. Après 6 années passées comme professeur à Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège), voilà 3 ans qu’il s’est lancé dans une nouvelle aventure scientifique et mène une carrière de l’autre côté de l’Atlantique.
Le pouvoir du saumon
Les terres qui furent cultivées par les ancêtres Kitselas se concentraient autour d’un canyon. Cette position stratégique permettait de voir les déplacements des peuplades sur la rivière en contrebas et facilitait le troc. Mais aussi de bénéficier des alluvions qui amènent une certaine fertilité. Et de pêcher le saumon.
« En creusant le sol, nous avons découvert que les ancêtres Kitselas recouvraient les zones de forêt-jardin d’arêtes de saumon et d’autres restes de poissons. Cela a fait exploser les taux d’azote, de phosphore et de nutriments. Et a enclenché l’activité biologique de la faune du sol, (nécessaire à la minéralisation de la matière organique, rendant ainsi les éléments chimiques nutritifs accessibles aux plantes, NDLR) », explique le pédologue belge.
« Dans ces régions où la canopée avait été ouverte, les ancêtres Kitselas allumaient des feux de forêt très contrôlés, pour amener cendres et charbon dans l’écosystème. De telle sorte que, finalement, tous les nutriments apportés pour faire pousser les plantes importées – arbustes à baies, pommiers, noisetiers – étaient locaux.»
Un îlot fertile au sein de la forêt
« Toutes ces pratiques ont amélioré la qualité du sol, amené de la fertilité, comme le montre par comparaison l’étude des terres des forêts périphériques. En effet, le sol y est très acide (pH<4), quasi dénué de nutriments, et n’ayant pas de capacité à retenir l’eau de par sa texture sableuse. Il est donc très compliqué d’y faire pousser quelque chose. Dans le jargon de pédologue, on parle de Podzol. »
«Dans cet écosystème hyper contraignant en termes de culture, le peuple indigène Kitselas a collaboré avec la nature pour parvenir à produire de la nourriture. Dans les forêts-jardins, leur gestion locale de la fertilité a mené à un sol de meilleure qualité, brun foncé, plus grumeleux, qui retient davantage l’eau, moins acide (pH>4.5-5), bien plus riche en nutriments. Voilà 200 ans que les Kitselas ont été forcés de quitter ces terres. Et pourtant, la biodisponibilité en phosphore et en calcium y est toujours énorme, 4 à 5 fois plus élevée que dans la forêt périphérique ! Cette pratique fait partie des plus innovantes que j’ai pu voir, il s’agit d’une véritable circularité locale des nutriments. »
Et cette nette amélioration de la fertilité du sol va de pair avec une plus grande diversité fonctionnelle de la flore. « C’est-à-dire qu’il y a davantage de diversité de plantes, d’habitats et de nourriture pour les insectes, accompagnée par une pollinisation beaucoup plus intense. Mais aussi davantage de propagation des graines par le monde animal (zoochorie, NDLR), facilitant la dissémination de ces espèces botaniques. »
Combien de temps a pris la construction d’un sol de cette qualité ? Cette question devrait trouver réponse dans les prochaines années. Cette recherche a débuté en 2021 avec une première exploration de terrain visant à documenter les améliorations apportées par la pratique ancestrale comparativement au sol de la forêt périphérique.
Elle est menée de concert avec Pre Chelsey Geralda Armstrong, ethnobotaniste (Simon Fraser University) et Pre Jennifer Grenz, écologue (University of British Columbia). Sans oublier les jeunes chercheuses Alyssa Robinson, concentrée sur les aspects physico-chimiques des sols, et Vanessa Jones, qui travaille sur la microbiologie des sols.