Constamment bombardé par des sons, des images, des odeurs et des sensations, notre cerveau n’analyse pas chaque signal sensoriel comme un événement unique. Ce serait bien trop accablant pour l’organisme. Pour nous ménager, il organise ces informations en catégories. En neurosciences, on parle de « catégorisation perceptive », qui repose sur des généralisations et des discriminations. On regroupera, par exemple, la rose et la lavande parmi les odeurs florales, malgré leurs différences. Mais on distinguera rapidement une senteur de rose d’une odeur de brûlé.
La musique n’échappe pas à cette logique, et plus particulièrement les rythmes, ces intervalles entre les notes ou les percussions. « Dans une séquence musicale, le cerveau ne va pas traiter chaque rythme individuellement, mais va plutôt les classer en un nombre limité de catégories », indique Francesca Barbero, postdoctorante au laboratoire « Rythme et cerveau » fondé par la Pre Sylvie Nozaradan, à l’Institut de neurosciences de l’UCLouvain.
Reste que la nature des processus cérébraux derrière cette catégorisation des rythmes est encore peu comprise. Dans une étude soutenue par le Conseil européen de la recherche, le FNRS et le programme européen Marie Skodowska-Curie, la chercheuse et ses collègues ont exploré le sujet.
Héritage biologique ou apprentissage ?
« Plusieurs études comportementales – des études au cours desquelles on demande à des sujets soit de distinguer à l’oreille différents rythmes, soit de les reproduire par tapotements – ont confirmé l’existence de cette catégorisation rythmique », rappelle la Dre Barbero, première co-autrice de l’article avec son collègue Tomas Lenc.
Même sans formation musicale, tout le monde parvient ainsi à différencier le célèbre « stomp-stomp-clap » de We Will Rock You, fondé sur trois intervalles (1:1:2, les deux premiers étant deux fois plus courts que le dernier), du battement régulier d’un métronome (1:1:1). En parallèle, notre cerveau opère aussi des généralisations, ce qui nous permet de reconnaître le rythme de We Will Rock You, même lorsque la version jouée s’écarte d’une parfaite reproduction des intervalles.
Les neurosciences ignorent toutefois si cette capacité est innée ou acquise : « D’après la littérature, elle semble présente chez tout le monde, ce qui suggère des prédispositions neurobiologiques innées. Néanmoins, d’autres recherches ont aussi montré des variabilités entre régions du monde. On constate, par exemple, des catégorisations de rythmes dans les populations des Balkans qu’on ne rencontre pas dans les populations d’Europe de l’Ouest. Cette aptitude pourrait donc aussi être influencée, dès l’enfance, par la culture ou l’expérience personnelle. »

Plongée inédite dans le cerveau
Pour en savoir plus, la chercheuse et ses collègues ont mené des tests combinants, pour la première fois, des analyses comportementales et des mesures de l’activité du cerveau. En effet, la perception d’un rythme musical se traduit électriquement dans le cerveau, générant des oscillations synchronisées avec le rythme perçu.
Au laboratoire de l’UCLouvain, « 18 participants ont écouté des séquences de rythmes qui variaient progressivement d’un tempo parfaitement régulier (1:1) à un rythme long-court (2:1), en passant par 11 rythmes intermédiaires. » L’analyse comportementale consistait à demander aux sujets de tapoter du doigt en suivant le rythme. Lors d’une autre session, l’activité électrique de leur cerveau était enregistrée pendant qu’ils écoutaient la séquence, sans effectuer d’autre tâche.
Ecoutez le rythme entendu lors de l’expérience (© Francesca Barbero) :
Une aptitude à la frontière entre inné et acquis
L’étude a confirmé que le cerveau ne perçoit pas tous les rythmes intermédiaires présents dans la séquence, mais les regroupe en deux grandes catégories, l’une centrée autour de 1:1 et l’autre autour de 2:1. Surtout, « l’enregistrement de l’activité cérébrale a montré que le cerveau classe ces rythmes dans l’une ou l’autre catégorie sans effort conscient. Ce qui suppose un processus potentiellement automatique », indique la Dre Barbero.
Les chercheurs ont néanmoins observé que la « frontière » entre les deux classifications établies ne se situe pas exactement entre les rythmes réguliers et longs-courts. Une hypothèse est que le cerveau ajusterait cette limite selon les rythmes qu’il a l’habitude d’entendre et de reproduire. Autrement dit, la capacité à catégoriser les rythmes musicaux pourrait également être modulée par l’expérience et la culture auditive.
Selon les auteurs, parvenir à détecter la catégorisation rythmique directement à partir de l’activité cérébrale constitue une avancée méthodologique majeure. Et ouvre des perspectives importantes pour explorer les bases biologiques et culturelles du rythme musical, ainsi que son éventuelle évolution au cours de la vie. « Nous souhaitons désormais tester cette approche sur des populations incapables de fournir des réponses comportementales, comme les nourrissons, mais aussi inclure des participants issus de cultures différentes », conclut Francesca Barbero.