Vous n’en avez pas conscience, mais en lisant ces lignes, votre cerveau carbure à plein régime. Décoder cette phrase fait appel à de nombreuses fonctions sensorielles et cognitives, comme le contrôle oculomoteur, les mécanismes attentionnels, le contrôle exécutif, la mémoire à court et à long terme, etc. Au point qu’apprendre à lire et à écrire bouleverse la structure et les fonctions innées du cerveau.
Depuis 30 ans, ce sujet passionne la Pre Régine Kolinsky, directrice de l’Unité de recherche en neurosciences cognitives de l’ULB. Ses recherches, soutenues par le FNRS, permettent non seulement d’améliorer notre compréhension du cerveau, mais aussi d’optimiser l’apprentissage des personnes illettrées.
Le cerveau des (il)lettrés à loupe
« En tant que lettrés, on ne se rend pas compte à quel point nous sommes influencés par le fait de savoir lire et écrire. Pour une personne analphabète, le concept même d’un mot n’est pas évident. Le cerveau n’est en fait pas conçu pour cette activité. C’est son apprentissage qui incite le cerveau à développer de nouvelles fonctions », précise la Pre Kolinsky.
Ainsi, explique-t-elle, « si l’on demande à une personne scolarisée de choisir, à l’écoute, le mot le plus long entre ‘maison’ et ‘bicyclette’, elle optera rapidement pour la seconde proposition. A l’inverse, la personne illettrée choisira souvent le terme ‘maison’ parce qu’elle fera référence dans son esprit à la taille de l’objet, et non aux caractéristiques formelles du langage ».
Dans le cadre de ses recherches, la scientifique tente de déterminer comment la scolarisation et l’alphabétisation affectent des fonctions plus anciennes du cerveau, comme le langage parlé et la perception visuelle.
Pour se faire, la chercheuse et son équipe comparent des adultes lettrés, ex-illettrés (ayant appris à lire à l’âge adulte) et lettrés scolarisés, via l’imagerie cérébrale et différentes études comportementales.
Le cerveau fait de la place à l’apprentissage
En analysant l’évolution de l’activité cérébrale des sujets selon leur niveau de lecture, les chercheurs ont montré que l’alphabétisation et la scolarisation façonnent clairement l’ensemble du réseau du langage et de la vision.
Ils ont par exemple confirmé qu’une nouvelle fonction apparaît dans le système visuel des lettrés.
Ce système, très organisé, est découpé en plusieurs aires dites fonctionnelles. Certaines ont pour fonction de traiter les visages, d’autres les objets et d’autres encore, les mots écrits.
« Dans le cerveau des sujets analphabètes, c’est-à-dire avant tout apprentissage de la lecture et de l’écriture, une aire particulière sert à reconnaître visuellement des visages. Or, nous constatons que chez les lecteurs, cette aire évolue et se spécialise pour décoder les mots écrits », indique le Pre Kolinsky.
Par l’apprentissage, une partie du cortex visuel dédiée aux activités acquises plus tôt dans la vie se réorganise avec l’arrivée de la nouvelle activité qu’est la lecture.
Les études démontrent également que cette région du cerveau s’active quand les lettrés entendent des mots à l’oral. En clair, quand une personne alphabétisée entend un mot, elle activera inconsciemment sa représentation orthographique.
« Sachant faire cela, le sujet lettré sera plus rapide et efficace pour déterminer si des mots parlés riment lorsque leurs rimes s’écrivent de la même manière (comme « raisin, voisin ») que lorsqu’elles s’écrivent différemment (comme « raisin, fusain »). Et ceci même si les mots ne leur sont présentés qu’à l’oral ».
Quatorze semaines pour apprendre le portugais
Aujourd’hui, les scientifiques de l’unité de recherche tentent de mettre leurs connaissances au service de l’enseignement. Et ce, en développant de nouvelles méthodes d’apprentissage plus efficaces et plus rapides pour les adultes illettrés.
« Nous nous sommes notamment intéressés aux paramètres qui complexifient l’apprentissage du portugais, les manières dont on peut dépasser ces difficultés, et dans quel ordre les introduire dans les leçons ».
Écoutez Régine Kolinsky revenir sur les principes de cette nouvelle méthode d’apprentissage :
Allant en difficulté croissante dans l’apprentissage semble en tout cas faire ses preuves : après quatorze semaines de formation, six participants portugais sur huit ont été capables de lire des mots qu’ils n’avaient alors jamais rencontrés.
Aujourd’hui, la chercheuse et son équipe ont l’ambition de lancer un projet similaire au Brésil. « Nous souhaitons tester cette méthode sur un plus grand groupe de sujets, ainsi que prendre des mesures IRM chez les participants afin d’analyser les modifications cognitives qui auraient lieu lors des différentes phases d’apprentissage ».
De nombreux aspects restent encore à découvrir sur les effets de l’éducation (et de l’absence d’éducation) formelle sur l’organisation cérébrale de l’humain. De fait, la plupart des expériences d’IRM cérébrale sur l’humain portent sur des sujets scolarisés. Et ce, alors même que l’UNESCO estime que 750 millions de personnes dans le monde ne possèdent toujours pas les bases de la lecture et de l’écriture.