Typiquement, le pergélisol est un sol rencontré dans les hautes latitudes et qui demeure gelé en permanence. Mais cela, c’était avant que le changement climatique ne se fasse ressentir. Désormais, suite à la fonte partielle du pergélisol en été et aux hivers moins rigoureux, une partie ne regèle plus, même au cœur de l’hiver. L’équipe de Pre Sophie Opfergelt, géologue et maître de recherches FNRS à l’UCLouvain, investigue les effets de ce changement de dynamique.
Un regel partiel
Direction l’Alaska, à 250 km au sud du cercle polaire arctique. Des mesures réalisées périodiquement par l’UCLouvain depuis 2018 révèlent l’ampleur du dégel du pergélisol. « Tous les étés, sa surface dégèle, car la glace qu’il contient fond. On appelle cela la couche active. En l’espace de 5 ans, nous avons observé que ce dégel a lieu de plus en plus profondément. »
Sur le site d’étude, le pergélisol le moins impacté dégèle sur 60 cm de profondeur, tandis que le sol le plus dégradé dégèle sur 120 cm.
« En hiver, les températures n’étant plus suffisamment froides, seule la surface du pergélisol regèle, laissant les couches internes dégelées : on cherche désormais à quantifier ce phénomène.»
Effet de bord
Sous les hautes latitudes de l’Arctique, le réchauffement climatique est 4 fois plus important qu’en moyenne sur la planète entière.
« L’explication est multifactorielle, mais la principale raison est l’amplification polaire. Dû au réchauffement de l’atmosphère, les surfaces blanches de la banquise normalement présentes fondent et l’eau de l’océan Arctique finit par affleurer en surface. Or, l’Océan est bleu foncé, couleur qui absorbe le rayonnement du soleil (au contraire de la banquise qui, de par sa couleur blanche, réémet les rayons du soleil, NDLR) et par là, accumule de la chaleur. Cette hausse de température de l’eau de mer nuit à la formation de la banquise durant l’hiver suivant, laissant davantage de surface en eau libre. Le système s’emballe alors », explique Pre Opfergelt.
Les effets de ce réchauffement de l’océan Arctique suite à la perte de glace de mer se font ressentir jusqu’à au moins 1000 km dans les terres. On parle d’un effet de bord.
Fin de la trêve hivernale pour les bactéries
Le pergélisol est composé de végétaux morts déposés au cours des derniers millénaires et qui se décomposent normalement très lentement sous l’action des bactéries.
Or, dans les couches désormais continuellement dégelées, la dynamique bactérienne n’est plus celle d’antan. Alors qu’elles devraient être au repos, certaines communautés continuent à fonctionner en plein hiver. « Cela contribue à émettre des gaz à effet de serre en hiver, mais surtout, on observe que cela engendre une très forte augmentation de l’activité bactérienne au printemps, relarguant encore davantage de gaz à effet de serre. »
Un paysage de bosses et de fosses
A cela s’ajoute une compaction du pergélisol. En effet, la glace joue un rôle structurant. Lorsqu’elle fond, l’eau est drainée, entraînant l’affaissement du sol.
« La topographie de l’Alaska change. D’une surface plane, elle est devenue un système de bosses et de creux. En hiver, la neige se loge dans ces creux. Or, elle est dotée d’un grand pouvoir isolant : de quoi limiter encore plus le regel du pergélisol. Résultats, les creux s’accentuent de plus en plus. » Et ce d’autant plus qu’au printemps suivant, la neige fondue et les pluies s’infiltrent dans les fractures. Conduisant la chaleur, l’eau liquide participe au dégel de la glace en profondeur.
« Les changements de relief sont très rapides. Pour la géologue que je suis, habituée aux échelles de temps géologiques qui se comptent plutôt en milliers voire en millions d’années, c’est très surprenant. En l’espace de 5 ans, une route macadamisée que je prends régulièrement est passée de plane à totalement bosselée. »
Des mesures en continu
C’est la quatrième mission de Sophie Opfergelt en Alaska. « Depuis 2018, chaque mission s’est déroulée à une saison différente : au printemps lors du dégel, en été, en fin d’été avec des pluies intenses et désormais au début de l’hiver. »
Elle est arrivée au milieu des tourbières début septembre 2023 avec 7 membres de son équipe. « Il était primordial que nous placions tout le matériel avant l’arrivée des premières neiges. Nous avons plongé des instruments dans le sol à 10, 30 et 60 cm de profondeur en 3 endroits le long d’un gradient : au point 1, le pergélisol fond jusqu’à 60 cm en été, au point 2 jusqu’à 80 cm et au point 3 jusqu’à 120 cm. » Cela permettra, entre autres, de mesure la vitesse de propagation du gel en profondeur.
Cette mise en place a pris 2 semaines. Ensuite, le monitoring s’est poursuivi avec 3 doctorantes. Maëlle Villani investigue la chimie de l’eau. Le travail d’Eléonore du Bois d’Aische, réalisé en co-tutelle avec l’ULiège, s’intéresse à la géophysique. Notamment, à l’impact de la température et de l’humidité sur le pergélisol. Quant à Cécile Osy, dans le cadre d’un doctorat réalisé en co-tutelle entre les services de climatologie et de géochimie de l’UCLouvain, elle se penche sur l’impact de la neige sur le pergélisol. Et ce, en mesurant sa densité, son épaisseur, la température sous le manteau neigeux, etc. Les trois doctorantes restent sur place jusqu’au 30 octobre 2023.
Quant aux sondes mesurant la température et l’humidité du sol, elles vont rester sur place. « Cela nous permettra d’obtenir des mesures en continu, chose qui n’a jamais été réalisée jusqu’à aujourd’hui », se réjouit Pre Opfergelt.