Série : SLEEP (1/5)
Le cerveau est probablement l’objet d’étude le plus complexe auquel l’humain fait face. Endormi, il devient peut-être encore plus mystérieux. Car si le sommeil va de pair avec l’arrêt de nos activités quotidiennes, le cerveau, lui, carbure. Tous les animaux ont besoin de sommeil, et puisque cet état les rend vulnérables aux attaques, il faut que les avantages adaptatifs retirés soient non négligeables. Parmi ces bienfaits avérés, on trouve la mémoire et, en particulier, la consolidation des apprentissages.
L’année 2024 a marqué les 100 ans de la première expérience ayant démontré l’impact du sommeil sur la mémoire. Depuis, des avancées expérimentales et technologiques ont affiné notre compréhension de ses effets. Des études récemment menées en Belgique suggèrent, notamment, que le sommeil et son bénéfice sur la mémoire varient entre enfants et adultes. En parallèle, des recherches innovantes explorent des procédés visant à améliorer le sommeil des seniors et, de cette façon, leur mémoire.
Une mémoire plurielle
La mémoire désigne la faculté du cerveau à encoder, stocker (via le processus de consolidation) et récupérer des informations, c’est-à-dire s’en rappeler. Elle repose sur différents types de mémoires à long terme, interconnectées et complémentaires.
La mémoire perceptive permet d’identifier des perceptions sensorielles connues. Grâce à elle, on se souvient de visages, de lieux, de goûts… La mémoire procédurale, de son côté, gère les automatismes et habilités : faire du vélo, conduire, jouer aux cartes, etc. Quant à la mémoire sémantique, elle regroupe les connaissances factuelles sur le monde. Enfin, la mémoire épisodique réunit les souvenirs d’épisodes vécus personnellement.
Pour éviter la saturation, le cerveau opère un tri. Bien que cela soit encore peu compris, il semble consolider en priorité certaines informations émotionnellement marquantes, associées à une récompense, répétées dans le temps, ou jugées pertinentes pour une utilité future.
Si ces différentes mémoires mobilisent des réseaux de neurones distincts, répartis dans différentes zones cérébrales, une structure paraît jouer un rôle clé dans la consolidation des apprentissages : l’hippocampe.


Consolidation de la mémoire, entre veille et sommeil
Lorsque notre cerveau reçoit de nouvelles informations, celles-ci sont encodées simultanément dans plusieurs régions du cerveau, formant une trace mnésique initiale, qui sera renvoyée vers l’hippocampe. Rapidement, une première phase de consolidation s’enclenche grâce à des processus de plasticité cérébrale (création/modification de connexions entre neurones) : en réponse à l’apprentissage, des circuits de neurones spécifiques à l’acquisition se réorganisent. Autrement dit, le cerveau s’adapte et se spécialise au rythme de nos expériences.
« La consolidation s’opère donc dès l’éveil. Et heureusement, sinon tous les insomniaques seraient amnésiques ! », ironise Philippe Peigneux, fondateur et codirecteur de l’unité de recherche en neuropsychologie et neuro-imagerie fonctionnelle (UR2NF) de l’ULB, spécialiste des relations entre sommeil, processus d’apprentissage et consolidation de la mémoire.
« Dormir offre néanmoins un avantage. Déjà, notre capacité à encoder ou à restituer les informations dépend de la qualité du sommeil des jours précédents. En outre, certains mécanismes neurophysiologiques durant le sommeil paraissent favorables au processus de consolidation. »

L’impact des ondes cérébrales
Pour comprendre, rappelons que le sommeil se déroule en plusieurs phases, toujours dans le même ordre : l’endormissement, le sommeil lent léger (45–55 % du temps de sommeil), le sommeil lent profond (16–20 %) et le sommeil paradoxal (20–25 %). Chacune de ces phases s’accompagne de changements dans l’activité électrique du cerveau, et la recherche a démontré des liens étroits entre le rythme du cerveau en sommeil lent profond et la consolidation de la mémoire.
Durant cette phase, des ondes de grande amplitude et de faible fréquence (0,5 à 2 Hz), ainsi que des spindles (11 à 16 Hz) sont produits. Les deux permettent de réactiver la trace mnésique présente dans la région de l’hippocampe, et d’initier son transfert vers les zones de stockage à long terme. « Plus on passe de temps en sommeil lent profond, plus notre cerveau consolide les informations », résume Charline Urbain, membre de l’UR2NF et du Laboratoire de Cartographie Fonctionnelle du Cerveau. Un phénomène qui serait d’ailleurs optimisé chez les enfants.
Il y a quelques années, la chercheuse a comparé l’effet du sommeil sur les performances de consolidation d’un nouvel apprentissage auprès de sujets âgés de 7 à 12 ans et d’adultes. Elle a démontré que le sommeil permet aux enfants une stabilisation des performances de récupération de la mémoire, alors que ce n’est pas le cas chez les adultes. « Cela s’expliquerait par une proportion plus élevée de temps de sommeil en phase lente profonde que chez l’adulte (à heures de sommeil égales) », explique la Pre Urbain.

Un ordre à respecter
Concernant le sommeil paradoxal – caractérisé par une forte accélération des ondes cérébrales, un état proche de l’éveil –, sa contribution est encore floue.
« Jusqu’aux années 1990, on pensait que la consolidation de la mémoire se déroulait surtout durant cette phase du sommeil. Depuis, la recherche a mis en évidence l’effet du sommeil lent, et le paradoxal a été un peu laissé de côté », concède le Pr Peigneux. « L’une de nos études a toutefois suggéré que ce n’est pas tant la phase qui importe, mais plutôt l’articulation entre le sommeil lent et le sommeil paradoxal. »
Pour tester cette idée, les chercheurs ont analysé la consolidation d’un apprentissage post-sieste chez des patients narcoleptiques. Ces derniers ont la particularité de s’endormir directement en sommeil paradoxal, perturbant ainsi l’ordre habituel des phases (lent léger, lent profond, paradoxal). Résultat ? Lorsque cet enchaînement est inversé, la consolidation est entravée. Cette étude constitue l’une des premières preuves expérimentales du rôle clé de la succession des phases de sommeil dans la consolidation de la mémoire chez l’humain.

Pour mieux retenir, faites des pauses
Ces découvertes sur les interactions entre sommeil et mémoire mènent naturellement à se poser la question suivante : peut-on apprendre en dormant ? Pour l’heure, la recherche a montré que l’humain est capable d’assimiler des choses simples dans son sommeil, comme associer des sons à des odeurs. « Mais croire que l’on peut retenir de manière efficace ses cours de droit ou de japonais dans son sommeil est un mythe. »
« Cette idée a été popularisée comme argument de vente quand sont apparus les enregistreurs portables dans les années 1950-1960. Au regard de la littérature et de nos propres recherches, nous pensons que des apprentissages complexes ne sont pas à la portée du cerveau endormi », indique le Pr Peigneux.
En revanche, aider notre cerveau à mieux intégrer de nouvelles compétences est tout à fait possible, et ce, dès l’éveil. Dans une publication parue il y a quelques mois, Charline Urbain et Philippe Peigneux rapportent, chez des enfants de 10 ans et chez de jeunes adultes, les effets de pauses « passives » (rester immobile dans un endroit calme) et « actives » (jeux de récréation pour les enfants ; activités habituelles pour les adultes) sur la consolidation de tâches motrices précédemment apprises.
« Il ressort que les adultes semblent profiter de ces pauses, qu’elles soient actives ou passives. Tandis que les enfants ne montrent une amélioration des performances que quand la pause est active », précise la Pre Urbain.
Être bercé stimule la consolidation
À l’autre bout du spectre de la vie, les seniors rencontrent davantage de difficultés à consolider efficacement de nouvelles informations. Une explication est qu’avec l’âge, le temps passé en phase de sommeil lent profond se réduit, et que « les ondes lentes et les spindles diminuent, à temps de sommeil égal », fait savoir Alison Mary, chercheuse qualifiée FNRS à l’UR2NF. Plus précisément, les ondes lentes se raréfient et perdent en amplitude, tandis que les spindles diminuent à la fois en nombre, en amplitude, en densité et en durée. « De nombreuses études ont ainsi établi une corrélation entre ces réductions et la capacité de consolidation de la mémoire », ajoute la chercheuse.
Elle se penche actuellement sur deux méthodes visant à maintenir la mémoire et la plasticité cérébrale chez les personnes âgées : « L’une consiste à placer un petit appareil au niveau de l’oreille pour stimuler électriquement, et de manière indolore, le nerf vague. » Cela va activer certaines zones cérébrales, dont celles du locus coeruleus. Cette minuscule structure du tronc cérébral est la seule source de noradrénaline du cerveau. « Une première étude menée au laboratoire chez des jeunes adultes montre que sa libération améliore la mémoire post-apprentissage, par rapport à un groupe contrôle. L’idée est maintenant de tester la technique sur une population plus âgée. »
L’autre approche vise à développer un lit oscillant, qui berce le dormeur, en collaboration avec des chercheurs de l’Université de Genève. Ces derniers ont démontré, il y a quelques années, que ce balancement apporte des effets bénéfiques sur le sommeil profond, la continuité du sommeil, mais aussi la mémoire, chez des dormeurs en bonne santé.
A terme, ces interventions non-invasives et non-pharmaceutiques pourraient avoir un impact sociétal majeur, en contribuant à améliorer la qualité de vie de notre population vieillissante.
Cette enquête dénommée SLEEP (SommeiL, Eclairage, Enjeux et Perspectives) a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.