Fragments du papyrus de Strasbourg © Coll. et photogr. BNU de Strasbourg

La saga des papyrus d’Empédocle

1 février 2024
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 13 min

Enquête : L’esprit d’aventure en sciences (5/6)

 

L’aventure scientifique qui va vous être contée est une odyssée digne d’Indiana Jones, à la recherche de pans jusqu’alors inconnus de la philosophie d’Empédocle. Tout débute avec de premiers fragments de papyrus découverts à la bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg par Alain Martin, professeur désormais émérite à l’ULB. Il fut aidé par le Pr Oliver Primavesi, de l’Université de Munich, pour comprendre le sens des vers mis au jour. Près d’un quart de siècle après la publication de leurs travaux, le Dr Nathan Carlig, chercheur en papyrologie à l’ULiège vient de découvrir, dans une collection au Caire, un fragment de papyrus contenant les restes de 30 vers inédits du philosophe antique. De quoi mieux éclairer sa doctrine.

Transmission indirecte de vers épars

En 332 avant J.-C., Alexandre le Grand conquiert l’Égypte. Pendant près de dix siècles, le pays, sans rompre avec ses traditions propres, va appartenir à la sphère grecque. Le climat sec est propice à la conservation d’antiquités et des milliers de textes écrits sur des papyrus en langue grecque sont ainsi parvenus jusqu’à nous.

L’auteur qui nous intéresse est Empédocle d’Agrigente, philosophe présocratique du 5e siècle avant notre ère, natif d’Agrigente, en Sicile. Son originalité est d’envisager l’existence selon deux principes qui règnent cycliquement sur l’univers, l’Amour et la Haine. Sa philosophie est décrite sous forme de deux poèmes, « De la nature » et les « Purifications », dont seuls sont arrivés jusqu’à nous environ deux cents fragments transmis indirectement. C’est-à-dire par des auteurs postérieurs qui citaient des portions de son œuvre ou en résumaient certains aspects de la doctrine. Aucun exemplaire de son œuvre en revanche n’a été conservé. Trouver de nouveaux fragments, c’est pénétrer au cœur de sa philosophie, et enfin en prendre pleinement conscience.

Empédocle d’Agrigente, philosophe présocratique du 5e siècle avant notre ère – image libre de droits

Réemploi du papyrus comme ornement de momie

21 novembre 1904. C’est un lundi et ce jour-là, Otto Rubensohn, archéologue allemand de 37 ans, est en mission en Haute-Egypte. Depuis 3 ans, il œuvre pour le compte des musées de Berlin et du consortium DPK (Deutsches Papyruskartell) au sein duquel plusieurs institutions allemandes, dont l’Université de Strasbourg – qui était alors allemande – , collaborent pour acquérir des papyrus sur le marché des antiquités en Egypte.

Alors qu’il se trouve à Panopolis (cité aujourd’hui appelée Akhmîm), centre intellectuel tout au long de l’Antiquité gréco-romaine, lovée dans un méandre du Nil, Otto Rubensohn fait le tour des marchands ayant quelques antiquités dans leur arrière-boutique qu’ils proposent aux touristes, chercheurs et envoyés spéciaux de passage.

Dans son journal manuscrit, l’archéologue notifie qu’il n’y a pas grand-chose d’intéressant chez les antiquaires ce jour-là. Excepté un petit lot de fragments de papyrus portant une écriture calligraphiée, proposé à prix doux : 97 piastres et demie.

Il achète le lot et en établit aussitôt une notice descriptive en allemand. Presque un siècle plus tard, les chercheurs l’ont tout d’abord traduite par « Il s’agissait de fragments issus d’une bande de papyrus qui a servi de support à une couronne ». Puis, chemin faisant, ils ont revu leur opinion. En effet, le mot initialement traduit comme « couronne » peut également désigner la partie supérieure d’un pectoral.

« Avec ces fragments de papyrus, nous sommes en présence d’un objet qui, après avoir eu sa destination de livre, a été remployé dans un atelier de momification pour produire un ornement de momie – une couronne ou un pectoral – lequel a été décoré de feuilles de cuivre. Nous le savons, car si ces dernières n’ont pas été conservées, au verso du papyrus, se voient toutefois encore de petites inclusions verdâtres. Un appareillage aux rayons X a révélé qu’il s’agissait de cuivre et d’or. Cet ornement de momie à base de papyrus avait donc été orné de feuilles de cuivre dorées », explique le Pr Alain Martin, membre du Centre de papyrologie et d’épigraphie grecque (CPEG) de l’ULB. A cette preuve s’ajoute la description qu’Otto Rubensohn a faite, en 1904, de l’objet avant son démantèlement, spécifiant la présence d’une collerette en feuilles de cuivre collée sur le papyrus.

Et Alain Martin de préciser, « selon nous, il n’y a pas de lien entre la nature philosophique du texte et le remploi du papyrus qui a été fait dans une tombe. »

Le 25 septembre 1905, les morceaux de papyrus, qui avaient certainement été prélevés par l’antiquaire dans l’une des nécropoles voisines d’Akhmîm, arrivent à Strasbourg. Ils sont alors placés sous deux plaques de verre, inventoriés sous les numéros 1665 et 1666.

Fragments du papyrus de Strasbourg © Coll. et photogr. BNU de Strasbourg

L’Empédocle de Strasbourg

Quelque 85 ans plus tard, à l’automne 1990, Alain Martin est dans l’attente d’un poste plus complet que celui qu’il avait alors à l’ULB. Il se voit offrir une place de professeur associé à l’Université de Strasbourg. Et de prendre en charge, dans la collection de la bibliothèque, une pièce inédite de son choix.

« Puisque j’étais là pour travailler sur des auteurs grecs, j’ai choisi une pièce littéraire », se souvient-il. « C’est facile à reconnaître : un tel document est bien mieux calligraphié que ceux de la vie quotidienne. En passant en revue, dans une armoire, les plaques de verre entre lesquelles sont rangés les papyrus, j’ai choisi deux numéros voisins dans l’inventaire : 1665 et 1666. Visiblement, ils comprenaient des fragments du même ensemble. Quand j’ai ouvert les verres, il y en avait 52. Commençait pour moi le jeu du puzzle. Il s’agissait d’essayer de rapprocher autant que possible les pièces les unes des autres. Je me suis mis lentement au travail. »

« En effet, le travail du papyrologue ne consiste pas à s’acharner sur un même texte 24h/24, 7jours/7. On le revoit, on l’abandonne, on y repense, on y revient, chaque fois avec un œil un peu neuf. C’est cette dynamique qui rend de petits progrès possibles », explique le Pr Martin.

« A l’époque, il y avait déjà des machines qui permettaient de fouiller dans toute la littérature grecque. Je cherchais un poète épique grec qui parlait de montagne et d’animal sauvage. Mais l’encodage des quelques séquences de mots que je croyais avoir identifiées ne correspondait à aucun texte ou auteur connu de la littérature grecque antique. »

« Le 4 décembre 1992, je m’aperçois que le fragment numéro 50 vient parfaitement s’emboîter dans un angle du fragment 48. Des joints comme cela, j’en avais trouvés plusieurs dans les années précédentes : ils fournissaient de temps à autre une nouvelle séquence, et de nouvelles questions à poser à l’ordinateur, mais sans résultat probant. Je n’étais donc pas très optimiste. Et pourtant, au matin du lendemain, après une nuit à faire tourner l’ordinateur, un nom était affiché sur l’écran : Empédocle ! »

« A ce moment-là, l’histoire s’est, pour moi, emballée. D’abord, c’est une émotion immense comme on en a une fois dans sa vie. Ce que j’ai devant moi, c’est un texte d’un poète du 5e siècle avant notre ère. Je suis le premier humain du XXe siècle à voir et à lire ces morceaux. C’est un moment de grande jubilation », se souvient le Pr Alain Martin. « Mais je reviens vite sur terre, et s’ensuit le moment du désespoir où je me dis que je ne comprends rien à la doctrine d’Empédocle, et que j’ai besoin d’aide. »

Fragments du papyrus de Strasbourg © Coll. et photogr. BNU de Strasbourg

Une progression à tâtons

Cette aide, il la trouvera auprès d’Oliver Primavesi, professeur de philologie grecque à l’Université de Munich, intéressé par des textes de nature philosophique.

« Ensuite, les joies se sont multipliées. Nous avons rassemblé les fragments de papyrus en une série d’ensembles numérotés de la lettre A à la lettre K. Le plus grand des ensembles est l’ensemble A. Il comprend 2 colonnes, dont celle de droite est conservée sur toute sa hauteur, mais n’est complète à une lettre près que tout en bas. Il s’agit d’un petit miracle, car là où commence le texte du papyrus, dans une colonne très incomplète, se termine un fragment des Physika d’Empédocle cité par les auteurs postérieurs à lui ! C’était le plus long fragment, de 30 vers environ. C’est lui qui allait nous permettre de mettre en perspective et en contexte la pensée exprimée par Empédocle. » Autrement dit, ce qui a permis l’identification sans aucun doute possible des fragments de Strasbourg, c’est la correspondance exacte du texte du début de l’ensemble A avec la fin d’un fragment textuel transmis par la tradition indirecte.

En 1999, les deux confrères publient un livre qui fera date dans le domaine de la papyrologie. Dans « L’Empédocle de Strasbourg », ils restituent leur étude et leurs commentaires de ce papyrus, copié vers la fin du Ier siècle après J.-C, comportant 74 hexamètres (c’est-à-dire des vers contenant 6 pieds, ceux utilisés dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère) du philosophe Empédocle.

Ce document révélait alors quelques dizaines de vers inconnus jusque-là du philosophe. De quoi apporter des éléments propres à éclairer sa doctrine.

Fragment du papyrus de Strasbourg © Coll. et photogr. BNU de Strasbourg

Dans la collection du Caire

L’état fragmentaire du papyrus de Strasbourg laissait présager la découverte d’autres fragments qui le compléteraient et révéleraient de nouvelles portions de l’œuvre. A cet égard, les recherches menées depuis lors dans les grandes collections papyrologiques ont fait chou blanc. A l’exception d’un papyrus conservé à Oxford qui, toutefois, ne révélait rien de neuf.

Alain Martin n’espérait plus la découverte d’autres fragments lorsque Nathan Carlig a sonné à sa porte le 6 décembre 2021. C’est dans sa salle à manger que le jeune chercheur liégeois lui a dévoilé une photo du fragment qu’il avait trouvé. Un nouveau chapitre de l’aventure empédocléenne débutait.

« C’est dans le cadre d’un projet de recherche international de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire (IFAO), intitulé « Programme 17439 – Papyrus grecs », dont je suis membre, que j’ai croisé pour la première fois la route du papyrus Fouad 218. C’était en mars 2017. A l’invitation de Jean-Luc Fournet, professeur au Collège de France et coordinateur du dit projet, je prospectais dans les collections de papyrus de l’IFAO à la recherche de papyrus littéraires inédits pour en préparer l’édition », se remémore Nathan Carlig, chercheur rattaché au Centre de Documentation de Papyrologie Littéraire (CEDOPAL) de l’Université de Liège.

Ce papyrus fait partie du fonds Fouad, lequel tire son nom du Roi Fouad Ier d’Egypte (1868-1936). Celui-ci, après avoir créé la Société royale égyptienne de papyrologie en 1930, l’a dotée d’une collection de papyrus. Pour comprendre comment le papyrus y est entré, le chercheur dispose de peu d’indices. La seule source tangible est le livre d’inventaire papier de la collection Fouad. Le papyrus Fouad 218 a été acheté vers le printemps 1941, sur le marché antiquaire, probablement au Caire.

Il a d’abord été confié, pour en préparer l’édition, à un certain William Gillan Waddell (1884-1945), papyrologue écossais alors en poste à université du Caire. Mais celui-ci est mort peu de temps après que le papyrus ait rejoint la collection. Après son décès, le papyrus Fouad 218 n’a pas attiré l’attention des papyrologues en raison de ce qu’il est écrit à son propos dans le livre d’inventaire : « fragment littéraire, 11 cm sur 10 cm », rien de très engageant.

Dr Nathan Carlig, chercheur en papyrologie au CEDOPAL à l’Université de Liège © ULiège

Les bénéfices du temps long

« Ce n’est que lorsque je m’y suis intéressé, en 2017, dans le cadre du projet de recherche, que l’histoire a redémarré concernant ce papyrus. Des recherches préliminaires menées en utilisant le Thesaurus Linguae Graecae (une base de données regroupant l’ensemble des textes écrits en grec depuis l’Antiquité, NDLR) n’ont révélé aucune correspondance avec la littérature grecque connue, au contraire de l’Empédocle de Strasbourg. Pris par d’autres engagements, je remis alors à plus tard l’examen approfondi de la pièce», précise le Dr Carlig.

« En janvier 2021, j’en ai enfin eu l’occasion. Avec un œil neuf, à peine une demi-journée passée à l’analyse de l’écriture, de la mise en texte et du texte lui-même, a suffi pour que la solution s’impose : le papyrus Fouad 218 complète celui d’Empédocle de Strasbourg et attribue les restes de 30 vers inconnus jusqu’ici du philosophe agrigentin. » Après l’Empédocle de Strasbourg, voilà donc l’Empédocle du Caire.

L’identification du papyrus Fouad 218 repose avant tout sur un faisceau d’indices convergents constitué de l’examen de toutes ses caractéristiques. L’étude bibliologique révèle, même à un œil profane, que les deux pièces ont été écrites par le même scribe, toutes deux en majuscules avec certaines lettres munies de petites boucles ornementales à leur base. Elles ont subi des corrections par au moins un même correcteur.

« De plus, sur base de la manière dont le texte est organisé, toutes deux font partie du même rouleau de papyrus. La hauteur des lettres est de 3 mm dans les deux papyrus, et l’interligne est systématiquement de 2 à 3 mm. En son point le plus haut, la marge supérieure est de 3,9 cm dans le papyrus de Strasbourg, contre 4 cm dans le papyrus Fouad 218. On constate aussi le même décalage au début des lignes à mesure que l’on descend dans la lecture », poursuit Dr Nathan Carlig.

Les caractéristiques textuelles vont prouver définitivement que l’on a bien affaire à un fragment d’Empédocle. « Il s’y adresse à un disciple sur sa conception physique des choses. »

« Ce n’est qu’après quelques mois de travail seul sur le papyrus que je me suis rendu compte des enjeux d’ordre papyrologique et philologique qui étaient à ma portée. Les défis d’ordre philosophique que représentait le nouveau fragment, nécessitaient le recours à des spécialistes d’Empédocle. Je me suis alors résolu à proposer à Alain Martin et Oliver Primavesi, mes prédécesseurs en papyrologie empédocléenne, de constituer un groupe de travail en vue de publier ensemble, aussi rapidement que possible, le papyrus Fouad 218. »

Trois paires d’yeux valent mieux qu’une et trois têtes pensantes aussi. L’édition princeps sera publiée au printemps 2024 dans la série « Papyrologica Bruxellensia » de l’Association Égyptologique Reine Élisabeth.

Comme cela est d’usage dans les livres anciens, le principe de la scriptio continua est respecté dans le papyrus de Strasbourg, c’est-à-dire l’absence de séparation entre les mots. L’alignement à gauche des lignes est respecté. Mais concernant la fin des lignes, l’alignement n’est pas respecté : les lignes sont toutes de longueur inégale. Cette caractéristique indique que l’on est en présence d’un texte poétique écrit en respectant la colométrie. C’est-à-dire qu’à chaque ligne d’écriture correspond un vers, lequel peut avoir un nombre de syllabes variable, et donc une longueur différente. Ce sont des points de convergence entre le papyrus de Strasbourg et le papyrus Fouad 218 © Coll. et photogr. BNU de Strasbourg

 

 

 

 

Cette large enquête sur l’esprit d’aventure en sciences a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.

 

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