Enquête : L’esprit d’aventure en sciences (4/6)
Après un master en sciences physiques à l’UNamur, Sandrine Schlögel s’est lancée dans un doctorat en cosmologie dans la même université, en co-direction avec l’UCLouvain. Durant 4 années, elle a investigué des modèles alternatifs à la relativité générale pour expliquer la gravitation. Dans ce domaine, certaines problématiques, portant notamment sur l’énergie noire et l’accélération de l’expansion de l’Univers, font intervenir une constante « sur mesure » dans le cadre de la théorie de la relativité générale, avec le problème d’expliquer d’où elle vient.
Il y a 5 ans, après avoir brillamment défendu sa thèse, elle s’est pourtant éloignée du monde de la recherche scientifique. Ou plutôt, elle a fui un système qui ne correspondait pas à ses valeurs. Elle s’est dirigée vers la philosophie. Et travaille aujourd’hui à PhiloCité comme philosophe médiatrice entre sciences et milieux non académiques, en particulier avec des enfants. C’est avec ce regard neuf et aiguisé qu’elle analyse le système de recherche académique. Entretien.
DailyScience (D.S.) : Quels sont les grands traits de l’archétype du chercheur académique ? En quoi est-ce problématique ?
Sandrine Schlögel (S.S.) : Un chercheur, c’est une personne isolée qui a l’enjeu éthique d’être objectif. Et qui doit viser la neutralité, ne pas montrer de vision politique. Et surtout ne pas divulguer ses tendances religieuses ou spirituelles, car elles relèvent du privé.
En recherche académique, il faut toujours étudier une réalité extérieure à soi qui est objective, faire un effort pour se détacher au maximum de son sujet de recherche. Dans ma discipline, l’utilisation des mathématiques est une manière de s’y prendre. Pour moi, il y a quelque chose de très fort dans cet imaginaire des chercheurs et chercheuses.
Mais on n’est alors pas conscient que notre point de vue est, en réalité, situé dans une expérience personnelle et une culture, qu’il est singulier et qu’il contient une part d’arbitraire. Les normes d’une discipline, souvent implicites, donnent à voir un point de vue sur ce qui nous entoure. Prenons les statistiques comme exemple parlant au niveau méthodologique : on pose certaines hypothèses, et on opte pour certains indicateurs afin de traduire ce qu’on a sous les yeux. Mais ce choix reste arbitraire. Ces indicateurs pourraient être autres, révélant un autre pan de la réalité et donnant de l’importance à d’autres choses.
Par exemple, quand on analyse la croissance ou la « santé » d’un pays, on peut se concentrer sur son PIB (le Produit Intérieur Brut d’un pays est la valeur marchande de tous les biens et services produits en un an, NDLR). Et on se dit que c’est normal que l’indicateur soit celui-là, il est devenu évident. Mais ce choix donne de l’importance à certaines choses au détriment d’autres, et un choix différent d’indicateurs comme l’espérance de vie pourrait s’avérer plus judicieux pour évaluer la bonne santé dans une population.
Selon l’indicateur, un autre monde s’ouvre à nous. Et on se rend compte à quel point les statistiques sont des partis pris, on ne s’intéresse qu’à un certain type de données. Au final, ce sont celles-là qu’on mesure, et pas d’autres. Les choix faits nous amènent sans cesse à voir le problème ou la question d’une certaine manière.
D.S. : Pourquoi avez-vous quitté le monde de la recherche scientifique ?
S.S. : Outre l’hyperspécialisation et la perte de sens qui surgissait à certains moments, parce que j’étais morcelée entre ce que je faisais dans mon métier et ce qui était important pour moi par ailleurs, y compris un engagement social, j’étais affectée par l’isolement dans le travail. La conception actuelle du chercheur est celle d’une personne solitaire, qui pense toute seule, qui va avoir un moment de génie et trouver la bonne idée. Elle doit être capable de trouver par elle-même un bon sujet de recherche et de le réaliser de A à Z via toute une série d’actions qu’elle sait réaliser seule. Cette autonomie du chercheur est dommageable pour sa santé mentale, en particulier chez les doctorants.
Je m’interrogeais : comment vais-je m’en sortir seule avec ce brol ? Comment me poser les bonnes questions ? Il y avait – et il y a toujours – trop peu de lieux pour échanger avec d’autres chercheurs. Au début, on aurait pu s’autonomiser entre doctorants du service, mais on avait des sujets de recherche différents : ce n’était pas si évident. Et puis le directeur de thèse absent, c’est aussi quelque chose de courant que j’ai bien connu – les pressions s’exerçant sur les chercheurs et chercheuses ne s’arrêtant pas au doctorat, et les académiques étant retenus par d’autres tâches.
Les sciences sont en général identifiées comme étant en lien avec les technologies, ou avec des pratiques scientifiques, mêlant informatique, statistiques, etc. Pour ma part, en cosmologie, c’est un peu différent : il y a un lien avec la philosophie, peut-être même avec la mythologie et la métaphysique. La science véhicule des imaginaires incroyables. On gagnerait à les voir et à les mettre en évidence. Cela faciliterait les rencontres avec les gens.
Pour le scientifique, selon son éthique, la question de la création – c’est-à-dire quand on passe de rien à quelque chose – , ce n’est pas son problème. Que ce soit la création d’un être humain, d’une plante ou de l’Univers.
Selon moi, cette manière de penser en silo est problématique. Et ce, d’autant plus que la question de la création est très intéressante. La science pourrait y répondre d’une certaine manière, la philosophie ou d’autres pratiques encore autrement : ce que l’une fait, l’autre ne le fait pas. On gagnerait à penser l’interdisciplinarité de ce genre de question. Et à cesser d’envisager les sciences comme des modalités multiples de produire des connaissances situées.
D.S. : Cette autre façon de penser, vous l’avez aussi expérimentée dans le milieu artistique …
S.S. : Interagir avec les artistes est également intéressant, car cela permet d’aborder les questions autrement, d’amener de la complexité, un autre point de vue. J’ai participé à la création du spectacle VERA sur l’astrophysicienne Vera Rubin avec Gabriel Perez et la Compagnie Hallet Eghayan. Alors que nous parlions de la « matière noire » et des conditions matérielles des chercheurs, les spectateurs se questionnaient sur l’invisible. Nous avons eu l’occasion de nous en rendre compte lors des bords de scène après le spectacle.
VERA m’a permis d’observer ce qui compte pour les spectateurs, à savoir la dimension métaphysique de la matière noire, de ce qui est invisible, mais qui produit des effets que nous pouvons observer. C’est l’avantage du spectacle par rapport à la vulgarisation scientifique qui sait ce qu’elle a à transmettre. Le spectacle ne dit pas aux spectateurs ce qu’ils doivent voir, mais exige un travail d’interprétation, de donner du sens à ce qu’ils voient. Les spectateurs sélectionnent dans ce qu’ils voient ce qui compte, ce qui les touche. Et peut-être que ce travail d’interprétation affecte un petit peu leur manière de voir le monde, ici l’invisible.
D.S. : Selon vous, la recherche actuelle est donc trop cloisonnée. Elle mériterait d’avoir des interactions avec d’autres disciplines de façon régulière et pas anecdotique…
S.S. : Oui, et j’irai même plus loin. Pour faire une recherche qui a du sens, je le vois quand je suis avec des enfants, on gagne à penser les choses de leur point de vue. C’est-à-dire de manières détournées, avec des méthodes non conventionnelles . Et donc, par extrapolation, par le biais d’autres disciplines. On pense mieux les choses de cette manière.
C’est même une question de qualité de la recherche qui se joue là. L’hyperspécialisation permet certaines choses, mais pas d’autres qui seraient pourtant utiles à certains moments. On ne peut en faire la seule modalité de la recherche scientifique. Il faut plus de diversité dans les manières de faire. On gagnerait à réfléchir aux problèmes de recherche de manière autre et à diversifier les spécialités qui composent les équipes de chercheurs. On produirait un autre type de recherche et d’autres types de connaissances.
Bien sûr, méthodologiquement, il faudrait déterminer comment s’y prendre. Et cela, c’est une énorme question.
Lors de ma thèse, je sortais du milieu académique via la rédaction d’articles de vulgarisation scientifique. Je faisais cela pour mon propre plaisir. Cela impactait sûrement la manière dont j’expliquais mes recherches, mais pas tellement son contenu. Or, je me rends compte aujourd’hui, alors que mes collègues et moi menons des recherches incluant des enfants, des travailleurs, des primo-arrivants, que cette approche est vraiment utile. Elle permet que la science ne soit pas complètement déconnectée de ce qui se passe ailleurs.
D.S. : Regrettez-vous d’avoir quitté le système de recherche académique, de ne pas avoir essayé de le changer de l’intérieur ?
S.S. : J’ai eu beaucoup de regrets au début. Parce que je pensais qu’à PhiloCité, on avait moins de marge de manœuvre que dans le cadre de l’université qui est une institution bien plus grosse. Mais des regrets, j’en ai de moins en moins. J’ai énormément de chance de faire ce travail dans les conditions qui sont les miennes – des personnes de divers milieux que je rencontre et des collègues talentueux avec qui collaborer.
Et je pense que, finalement, j’ai peut-être plus d’impact au niveau social que si j’étais restée dans le monde académique. C’est très intéressant de travailler avec les jeunes, voire les tout-petits. Le milieu associatif permet d’imaginer et d’expérimenter de nouvelles façons de faire de la recherche et de la disséminer. C’est bien plus souple que la grosse machine académique, rigide et compliquée.
Cette large enquête sur l’esprit d’aventure en sciences a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
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