Enquête : L’esprit d’aventure en sciences (3/6)
Plus d’un tiers des doctorants risquent de développer un problème de santé mentale. Selon une méta-analyse internationale, parue en juillet 2021, pas moins de 24 % des doctorants en Belgique seraient en dépression. Cela s’explique, notamment, par la course aux publications et la grande incertitude qui plane sur leur avenir. Le risque existe de voir leur santé mentale affecter la qualité globale de la production de recherche.
La dépression guette
Sur base d’une étude réalisée en 2013 sur plus de 3600 doctorants en Flandre, Pre Katia Levecque (UGhent) estime que 31,8 % des doctorants risquaient alors de développer des troubles psychiatriques, notamment une dépression. « Soit presque trois fois plus que les employés hautement qualifiés et presque deux fois plus que les étudiants en études supérieures (en Flandre, NDLR) », analyse Adèle Combes, docteure en neurobiologie et autrice française, dans son livre « Comment l’université broie les jeunes chercheurs – Précarité, harcèlement, loi du silence ».
En 2018, la Pre Levecque a réalisé un deuxième sondage, similaire au premier. Résultat ? En l’espace de 5 ans, le risque pour un doctorant de développer une pathologie mentale a grimpé de 31,8 % à 35.4 %. Le symptôme le plus courant (43,6 %) est le sentiment d’être constamment sous pression. Aussi, un doctorant sur trois déclare se sentir malheureux et déprimé, perdre le sommeil à cause des soucis, et être incapable de surmonter les difficultés.
Des études analysant des critères similaires ont été menées en leur sein par les universités néerlandaises de Leiden et de Gröningen, publiées respectivement en 2017 et 2019. La première a mesuré que 38,3 % de ses étudiants en doctorat présentaient un risque de problème de santé mentale, tandis que pour l’autre, ce pourcentage grimpait à 42%!
Comment le Covid-19, les confinements et la banalisation du télétravail, ont-ils impacté la santé mentale des doctorants? Des éléments de réponse devraient être disponibles dans le courant de l’année 2024. En effet, en 2023, l’équipe de Ghent a réalisé un troisième sondage auprès d’un large panel d’étudiants en thèse flamands et va bientôt débuter l’analyse des données.
Près d’un docteur sur deux a eu, ou aurait eu, besoin d’un soutien psy
Quid en FWB ? Une étude du sociologue Dr Bernard Fusulier et de la psychologue Dre Maria del Rio Carral (UCLouvain), publiée en 2012, porte spécifiquement sur les réalités et le mal-être des chargés de recherches du Fonds national de la recherche scientifique (postdoctorants). Mais concernant les doctorants en exercice, il n’existe pas d’étude mesurant leur santé mentale. Tout au plus, ils ont été inclus dans l’enquête sur la santé mentale menée en 2021 par les Observatoires de la Vie étudiante (OVE) de l’UCLouvain et de l’ULB. Mais ils ne représentaient que 5,9% de l’échantillon interrogé, bien trop peu que pour avoir des résultats significatifs d’un point de vue statistique.
Toutefois, l’Observatoire de la Recherche et des Carrières Scientifiques (FNRS) a réalisé une enquête en 2021 auprès de 1495 docteurs ayant défendu leur thèse entre 2012-2021. Dans cet échantillon, 857 docteurs ayant défendu leur thèse entre 2018 et 2021, pour la plupart avant l’avènement de l’ère Covid, ont été interrogés a posteriori sur leur santé mentale durant leur thèse. Attention que l’échantillon est biaisé dès lors qu’il a concerné exclusivement des chercheurs ayant réussi leur doctorat.
« A la question, “ pendant votre doctorat, avez-vous eu recours à un professionnel de la santé pour un soutien concernant des problèmes de santé mentale (anxiété, dépression, sommeil, concentration ou autres) causés ou accentués par votre doctorat ? ”, 30,7 % de l’échantillon ont répondu positivement : pour 16,3 %, ce soutien s’est déroulé au sein de l’Université, pour 14,4 % en dehors », explique Neda Bebiroglu, conseillère scientifique et coordinatrice de l’Observatoire.
« Parmi les 557 titulaires de doctorat ayant répondu négativement, on leur a alors demandé si, rétrospectivement, ils auraient eu besoin d’un soutien pendant le doctorat, pour des questions de santé mentale causées ou accentuées par leur doctorat. 20,6 % d’entre eux ont répondu oui. »
« Autrement dit, 44,5 % de la cohorte de l’étude (838 PhDs ont répondu à la question) nous ont dit soit qu’ils avaient eu recours à un professionnel de la santé mentale, soit qu’ils en auraient eu besoin. Leur raison principale pour ne pas avoir consulté était qu’ils ne savaient pas à qui s’adresser », analyse Neda Bebiroglu.
Une flambée du nombre de docteurs
Comment expliquer l’état interpellant de la santé mentale des thésards ? Une réponse a trait à l’explosion du nombre de doctorants et de docteurs. Et au faible espoir de parvenir à mener une carrière académique.
« Ce qui m’impacte, c’est l’absence de perspectives professionnelles. La toute grande majorité des doctorants qui obtiendront leur thèse n’auront pas de postes permanents », indique un thésard. Un autre plussoie: « cette incertitude face à l’avenir me ronge. Il n’y aura pas de poste permanent pour moi, je le sais déjà. Qu’est-ce que je vais pouvoir faire après la thèse ? Comment gagner de l’argent ? On se dit qu’avec un tel bagage scolaire, on trouvera toujours bien quelque chose. Mais si on a choisi de faire un doctorat, c’est parce qu’on aime la recherche. On n’a pas envie d’aller enseigner en école secondaire ou d’aller travailler en entreprise. Ce n’est pas que c’est moins bien, c’est juste que ce n’est pas ça qu’on voulait faire à la base. »
Le nombre d’étudiants en doctorat en FWB est passé de 5356 en 2005 à 7511 en 2021. Soit une augmentation de 40 % en l’espace de 15 ans. A noter que nombre d’entre eux abandonneront en cours de doctorat.
Cela n’empêche, le nombre de diplômés avec thèse en FWB, suit, lui aussi, la même tendance inflationniste. Il est passé de 577 en 2005 à 868 en 2021. Soit 50 % d’augmentation en l’espace de 15 ans.
Or, le nombre de places académiques n’a quasiment pas évolué durant le même laps de temps. Sur base de ses enquêtes, l’Observatoire de la Recherche
et des Carrières Scientifiques (FNRS) a mesuré qu’en moyenne, à peine 80 postes académiques et scientifiques permanents sont ouverts chaque année au sein des universités de la FWB.
« De ce fait, les titulaires de doctorat ont effectué des périodes de formation postdoctorale de plus en plus longues, attendant pour la plupart sans succès un poste académique menant à un contrat à durée indéterminée, ou se sont insérés sur le marché du travail non académique, une tendance que nous observons également au niveau international », mentionne Neda Bebiroglu dans le Rapport « Situation Professionnelle des Titulaires de Doctorat de la Fédération Wallonie-Bruxelles ».
« Cette évolution défavorable de l’équilibre entre l’offre et la demande de travail, mais aussi une popularité croissante des contrats à court terme, des coupes budgétaires et une concurrence accrue pour les ressources de recherche peuvent dresser un tableau sombre des carrières universitaires pour les futurs doctorants », analyse Pre Levecque.
Une recherche de moins bonne qualité
« Le travail des doctorants constitue une source majeure de progrès scientifique et contribue largement à la production universitaire. Étant donné les preuves irréfutables des effets des problèmes de santé mentale sur la production de recherche des individus, on peut s’attendre à ce qu’une cohorte importante d’étudiants en doctorat souffrant de problèmes de santé mentale puisse affecter la qualité et la quantité globales de la production de recherche des individus», poursuit la Pre Levecque.
En tout cas, ce système ne favorise pas l’exploration des chemins de traverse, la prise de risque en matière de recherche. Un étudiant en thèse en mathématiques dans une université de la FWB expliquait que « parfois, on peut avoir beaucoup de chance et faire de grands pas dans sa recherche en peu de temps. Mais à d’autres moments, on peut rester bloqué plusieurs mois au même endroit. Et ce n’est pas qu’une question de volonté, de travailler davantage pour surmonter ce problème. Non, ces blocages peuvent résulter de questions très compliquées, qui ne seront peut-être résolues que dans un siècle. Or, l’essence même de la recherche aujourd’hui, c’est de publier. Si l’on n’a pas de résultats, c’est dramatique. Ce risque psychique est très dur. J’ai connu de vraies traversées du désert. »
« Étant donné que la concurrence économique entre les pays dépend fortement du progrès scientifique et des capacités cognitives de la nation, la perspective de voir les doctorants et les chercheurs universitaires sans poste permanent ne pas poursuivre leur recherche académique en raison de problèmes de santé mentale devrait être une préoccupation majeure pour la politique de la recherche », conclut Pre Katia Levecque.
Cette large enquête sur l’esprit d’aventure en sciences a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.
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